L’enfance est un crépuscule
(Discussion avec Salia Sanou)
FiestAgora est la fête de lancement de saison de Montpellier Danse. Il s’agit d’une fête qui occupe toute l’Agora. Des ateliers de danses, des rencontres, des extraits de spectacle, des sorties de chantiers, des projections de films sur tel ou tel chorégraphe, etc. : chacun y trouve sa façon “d’entrer dans la danse”. C’est dans ce cadre que ces quatre mini-mini-conférences, d’environ 7 minutes chacune, ont été proposées – trois sous forme de lecture qui ont été enregistrées, et une écrite pour un podcast à écouter sous casque. Construites autour de la pensée de Gilles Deleuze et des enjeux chorégraphiques que soulève la programmation de la saison 22.23 de Montpellier Danse, ces mini-mini-conférences se présentent comme un quadriptyque : relativement indépendantes les unes des autres, elles participent néanmoins d’un seul et même mouvement réflexif.

Ce dernier volet de FiestAgora avec Gilles Deleuze a été pensé pour une écoute sous casque. Il mélange les voix de Salia Sanou, Marie Reverdy et Gilles Deleuze (extrait de l’Abécédaire). Le texte reproduit ci-dessous ne rend compte que de la partie rédigée et ne restitue pas les paroles de Salia Sanou et Gilles Deleuze.
Il est difficile, dit-on, de prendre conscience de son corps sauf lorsqu’il dysfonctionne. Le corps semble une évidence, sauf lorsqu’on l’interroge. Il est comme le temps, si l’on en croit Saint-Augustin : quand on ne me le demande pas, je sais très bien ce qu’est qu’un corps, ou mon corps, mais dès qu’on me le demande, je ne sais plus…” Ni théoriquement, pas plus que dans la transparence de ses sensations, le corps ne se laisse saisir. Ni objet ni sujet, ni naturel ni social, ou un peu tout ça à la fois, le corps reste insondable.
Mais il n’y a pas que dans sa définition que ce corps m’échappe… Tombeau de l’âme pour Platon, le corps doit être soumis à l’effort, et à la discipline, dès son plus jeune âge car l’enfant, incapable de “rester tranquille [nous dit Platon], de s’abstenir de gesticuler ou de parler”, se disperse dans une multitudes de mouvements désordonnés et “in-orientés” pour ne pas dire désorienté. Il faut “cultiver l’ordre du mouvement” rajoute t’il, c’est à dire enseigner à l’enfant le rythme pour lui permettre de se mouvoir sans désordre, pour rationaliser et normaliser les mouvements de son corps encore sauvage. Deux remèdes à la sauvagerie, selon Platon : la lutte et la danse.
Coordination, maîtrise, le corps éduqué par la danse est un corps discipliné, un corps soumis à la volonté du sujet rationnel. Pour Platon, l’éducation À la danse se pense donc comme éducation PAR la danse. La danse est un moyen en vue d’une fin (morale) et ce paradigme aura la vie dure.
Pour Platon, le corps de l’enfant doit être éduqué car il est désordre et donc, à ce titre, effrayant. Il faut dire que le corps de l’enfant se rapproche du CsO1 pourrait-on dire, en ce qu’il est pur présent, traversé de flux. L’enfant est tourné vers l’infini dehors, comme dirait Artaud, et non vers l’infime dedans.
Si, pour Platon, il faut dompter le corps de l’enfant comme on dompte sa peur, pour d’autres, l’enfant est un modèle à suivre : Diderot, Nietzsche. Car pour Nietzsche, créer, c’est devenir enfant. Il ne s’agit pas d’aller convoquer l’enfant qui sommeille en nous, de ne nous le remémorer pour le faire revivre, il s’agit de DEVENIR enfant : l’enfance n’appartient pas au passé, elle appartient à l’avenir. “L’enfant est innocence et oubli [nous dit Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra] un nouveau commencement, un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, un « oui » sacré.” / ”Unschuld ist das Kind und Vergessen, ein Neubeginnen, ein Spiel, ein aus sich rollendes Rad, eine erste Bewegung, ein heiliges Ja-sagen.
L’enfance est un projet, un horizon, un devenir. Elle n’est pas « ce que l’on a quitté », mais « ce que l’on devrait atteindre ». Cette temporalité à rebrousse poil (à moins que ce ne soit un éternel retour) ressemble, à s’y méprendre, au parcours de Nietzsche lui-même. Pieux fils de pasteur, il passe sa vie à rajeunir en se délestant, une à une de toutes ses idoles, il passe sa vie à les oublier : car c’est l’oubli qui caractérise en premier lieu l’enfance, et ce n’est pas chose facile, c’est un effort, un choix, une oeuvre et une aventure. Parler de l’enfance, ce n’est donc pas parler de son enfance, mais d’une enfance, du principe d’enfance. C’est ce que Gilles Deleuze nous dit dans son Abécédaire à propos de la littérature, mais nous avons plaisir à croire que ce qu’il dit fonctionne pour tout type d’écriture, y compris, donc, pour l’écriture chorégraphique.
Ecrire un spectacle pour les enfants, c’est écrire à leur intention autant qu’écrire à la manière qu’a l’enfance d’habiter le monde. Et de fait, écrire pour les enfants, c’est écrire leur monde : un monde qui n’est pas encore criblé de signes, un monde qui est rempli de flux, un monde encore en devenir, une enfance du monde. Ecrire pour les enfants c’est, dès lors, leur offrir la possibilité de revaloriser l’ignorance. Il y a, en effet, une opposition fondamentale entre le champs scolaire et le champs artistique. A l’école, “Je ne sais pas” n’est pas une réponse acceptable car elle est la marque soit d’une manquement à son devoir (on n’a pas fait ses devoirs, on n’a pas appris sa leçon), soit d’un échec de l’intelligence rationnelle nécessaire à la réussite scolaire (on n’a pas compris). En art, au contraire, “je ne sais pas” constitue la chair même de l’œuvre. Comprendre (de manière discursive) n’est pas une condition sine qua none de l’appréciation artistique. Bien plus, “ne pas comprendre”, c’est la condition d’appréciation esthétique de l’œuvre : être spectateurice, c’est accepter d’être ignorant.
Marie Reverdy
1 Abréviation de Corps sans Organe dans la philosophie de Deleuze et Guattari, voir le FiestAgora avec Gilles Deleuze 1/1 – https://spintica.fr/2022/10/06/fiestagora-avec-gilles-deleuze-1-4/