FiestAgora avec Gilles Deleuze (1/4)

J’ai vu l’œuvre se déployer comme un Corps sans Organe (d’après Gilles Deleuze et Félix Guattari)

FiestAgora est la fête de lancement de saison de Montpellier Danse. Il s’agit d’une fête qui occupe toute l’Agora. Des ateliers de danses, des rencontres, des extraits de spectacle, des sorties de chantiers, des projections de films sur tel ou tel chorégraphe, etc. : chacun y trouve sa façon “d’entrer dans la danse”. C’est dans ce cadre que ces quatre mini-mini-conférences, d’environ 7 minutes chacune, ont été proposées – trois sous forme de lecture qui ont été enregistrées, et une écrite pour un podcast à écouter sous casque. Construites autour de la pensée de Gilles Deleuze et des enjeux chorégraphiques que soulève la programmation de la saison 22.23 de Montpellier Danse, ces mini-mini-conférences se présentent comme un quadriptyque : relativement indépendantes les unes des autres, elles participent néanmoins d’un seul et même mouvement réflexif.

J’ai vu l’œuvre se déployer comme un Corps sans Organe (d’après Gilles Deleuze et Félix Guattari)

La même question, sans cesse posée, comme signe d’une forme d’émerveillement… La même question, sans cesse posée, qui n’obtiendra probablement jamais de réponse. Pourquoi venir ? Qu’allons-nous chercher dans un spectacle de danse contemporaine ? Nous avons déjà parlé, ici-même, de cette inutile utilité de l’art, de cette nécessité sans finalité à l’œuvre dans l’œuvre, de cette pulsion créatrice et de cette pulsion scopique qui nouent les corps par-delà le cadre de scène, enjambant la rampe, fusionnant les jubilations d’un faire encore possible : l’acte, en lui-même, est déjà sublime.

Nous n’allons pas au spectacle comme nous allons à une conférence, car l’art n’est pas un argumentaire, ou un plaidoyer. “Dans mes ballets – nous dit Merce Cunningham – il n’y a pas à comprendre ; le but est de vous stimuler, vous public, à voir avec plus d’acuité, à écouter avec plus d’attention, à penser plus intensément.”

Ce caractère intensif que l’œuvre partage avec notre œil dans un corps à corps, nous amène rapidement à penser à Deleuze et au concept de Corps sans Organe (CsO) qu’il définit comme étant intensif. Que voudrait dire, en danse, “regarder intensément un corps intensif” ? Non pas “un effort intensif produit par un corps” mais bien “un corps intensif”.

Que serait un Corps sans Organe selon Deleuze et Guattari ?

C’est avec Félix Guattari, dans L’Anti-Œdipe et 1000 Plateaux, que Gilles Deleuze développe le concept de CsO qu’il avait déjà emprunté à Antonin Artaud dans Pour en Finir avec le Jugement de Dieu.

L’organe, nous disent Deleuze et Guattari, c’est l’étendue, et l’étendue, c’est objectivable. L’objectif n’est pas le vécu. Premier constat.

L’objectif est observable et à ce titre, il est extériorité. Deuxième constat.

Le vécu, néanmoins, n’est pas suffisant pour traduire les forces en jeu dans le corps. Troisième constat.

Réduire le corps à la conscience, c’est inféoder le corps à la subjectivité. Quatrième constat.

L’organe est étendue et à ce titre, il est forme et la forme est fonction d’une fonction, orientant le corps vers une finalité. Cinquième constat.

L’organe s’agence en organisme et l’organisme est une structure hiérarchique. Sixième constat.

Le corps, en tant qu’étendue, est une surface d’inscription de signes. En ce sens, le corps se fait écran, outil, passif. Il disparait toujours derrière les signes. Septième constat.

Le Corps Sans Organe se pense alors comme un projet philosophique et politique de re-conceptualisation du corps, en opérant une dé-hiérarchisation qui consiste à rendre le corps à son A-signifiance et à son A-subjectivité. Penser le Corps sans organe revient à penser le corps dans son inutilité pratique.

A ma connaissance, il n’y a que dans la mort et dans la danse contemporaine que le corps se laisse percevoir comme tel, dépouillé de l’ensemble de ses signes ; épuré, pourrait-on dire, au sens chimique du terme, de ce qui fait de lui un signe dès lors qu’il est vivant ou quotidien. Dépouille (ne dit-on pas dépouille pour parler du cadavre ?), autrement dit entièrement et totalement nu, monadique. JE, pour sa part, s’est absenté. De là, probablement, cette fascination métaphysique pour la danse contemporaine… On retrouve effectivement cet épiclèse dans L’Anti-Œdipe, où Gilles Deleuze et Félix Guattari définissent le Corps Sans Organe comme “instinct de mort”. La première chose qu’il convient de penser, et pas des moindre, c’est que l’instinct n’est pas la pulsion. L’instinct assure la survie. En étant “instinct de mort” le CsO est en fait “instinct de vie”.

En effet, le corps sans organe ne saurait être compris en dehors de sa relation dialectique au désir, et par “désir” il ne faut pas entendre “manque” mais “production”, “usine”, “machine” qui produit sans cesse des agencements qui reconfigurent sans cesse ce qui fait “monde”, “son monde” autrement dit ce qui fait “territoire”. Voilà pourquoi le CsO n’est pas un corps vide ou mort malgré son a-signifiance, c’est un corps plein et bien vivant, qui doit déconstruire pour continuer d’accueillir les réagencements du désir. Et tout comme l’instinct n’est pas la pulsion, la déconstruction n’est pas la destruction. Le résultat de la déconstruction n’est pas un anéantissement mais une place faite pour que le désir puisse continuer de produire, de manière machinique. Le CsO est une stratégie que le désir emploie pour continuer à être désir. Il est, dès lors, la condition sine qua non qui fait que quelque chose de nouveau pourra advenir. En ce sens, pourrait-on dire, il est un corps pré-chorégraphique car il est condition de l’œuvre à venir, mais je crois qu’il est aussi condition de la réception de l’œuvre. Il est donc, également, le corps du public.

Le Corps Dansant sans Organe

Deleuze et Artaud ! Le CsO est un concept philosophique autant qu’une idée artistique ! Car l’œuvre, comme le concept, est l’expression d’une sensibilité historiquement située. L’œuvre et le concept font partie du même bain, faisant du corps l’entrée la plus efficace pour enjamber la crise de la subjectivité.

Les années 60 accélèrent et radicalisent l’exploration de la corporéité comme sujet à la place du sujet, ou comme machine désirante ou comme instance de production. Pesanteur, sécrétion, jouissance, douleur, tous les tabous du corps participent de son ontologie et enrichissent le médium chorégraphique. C’est qu’il fallait bien s’arrêter, un jour sur ce “véhicule du mouvement” et réaliser la quête médiumnique que Clement Greenberg considérait comme le signe des avant-gardes et de la modernité plasticienne. De là probablement cette tendance de la danse contemporaine à une temporalité propice au processus. La danse perturbe notre appréhension du temps parce qu’elle le dépouille d’une orientation vers un but. Elle intensifie le présent en en faisant un point intense émancipé de toute ligne. Dès lors, le corps rendu à son A-signifiance se défait de la REprésentation au profit de la présentation ou de la performance. Le spectacle est plus vivant que jamais.

Avec Merce Cunningham déjà, le corps s’était dépouillé du faire-signe et de la subjectivité, sans se départir pour autant de la singularité. “Le mécanisme de la marche est le même pour tout le monde, nous dit Merce Cunningham, mais chaque personne marche différemment.” C’est cette différence modale, cette modalité dans le mouvement qui fait la singularité de l’interprète. La singularité n’est plus un symptôme de la subjectivité, elle est modalité de corps. La composition laissée au hasard ou la consigne impossible à réaliser que Merce Cunningham donnait à ses danseurs, oblige à un réagencement des corps et fait apparaitre la créativité. Dans la richesse du détail chorégraphique le corps est, chez Merce Cunningham, foisonnement, et les mouvements sont incessants, comme la dialectique du désir et du Corps sans Organe… Sans cause et sans visée.

Il n’y a pas de finalité pratique, donc, mais il y a toujours une fin, et c’est là que la chose est sublime (et qu’elle se fait évènement). Si l’œuvre parle moins du monde que ce qu’elle épouse les contours de l’ontologie de notre corps sans organe – cet entrelacs d’“instinct de mort” et de désir – il n’y a, dès lors, rien à comprendre, comme le dit Merce Cunningham, il y a à intensifier. Car l’œuvre semble attraper tous ces flux – de désir et de déconstruction, de territorialisation et déterritorialisation – elle semble les froisser, les rouler en boule pour leur donner l’apparence d’un objet consistant, mais à bien y regarder ce qui transparaît, toujours, ce n’est pas la consistance des figures mais la qualité vibratoire des champs.

Marie Reverdy

Voir la programmation 22.23 de Montpellier Danse sur le site

Publié par Marie Reverdy

Marie Reverdy est dramaturge et travaille avec plusieurs compagnies de théâtre et de danse, en salle ou en espace public. Elle intervient auprès des étudiants de l’Université Paul Valéry-Montpellier 3, du Conservatoire de Montpellier parcours Théâtre, du DPEA de Scénographie de l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Montpellier et de la FAI-AR – formation supérieure d’art en espace public à Marseille. Formée à la philosophie, Marie Reverdy obtient son doctorat en 2008 avec une thèse consacrée à la question de la Représentation et de la Performance. Sa collaboration pour la revue d’art contemporain Offshore pendant près de 20 ans, pour laquelle elle rédigeait la chronique Théâtre, lui permet de se former auprès de Jean-Paul Guarino à l’exigence des concepts dramaturgiques et philosophiques déployés dans une langue qui échappe au formalisme universitaire. Marie Reverdy a également collaboré à la revue Mouvement pendant 5 années. Intéressée par la notion philosophique de Représentation, elle est l’autrice de l’ouvrage Comprendre l’impact des mass-médias dans la (dé)construction identitaire, paru en 2016 aux éditions Chronique Sociale. Elle a également publié Horace... Un semblable forfait, à partir d'Horace de Pierre Corneille, paru en 2020 aux éditions L'Harmattan.

2 commentaires sur « FiestAgora avec Gilles Deleuze (1/4) »

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :