Mawl o « ddim yn deall dim byd » (ar gyfer Col)
FiestAgora est la fête de lancement de saison de Montpellier Danse. Il s’agit d’une fête qui occupe toute l’Agora. Des ateliers de danses, des rencontres, des extraits de spectacle, des sorties de chantiers, des projections de films sur tel ou tel chorégraphe, etc. : chacun y trouve sa façon “d’entrer dans la danse”. C’est dans ce cadre que ces quatre mini-mini-conférences, d’environ 7 minutes chacune, ont été proposées – trois sous forme de lecture qui ont été enregistrées, et une écrite pour un podcast à écouter sous casque. Construites autour de la pensée de Gilles Deleuze et des enjeux chorégraphiques que soulève la programmation de la saison 22.23 de Montpellier Danse, ces mini-mini-conférences se présentent comme un quadriptyque : relativement indépendantes les unes des autres, elles participent néanmoins d’un seul et même mouvement réflexif.

Il est possible de se sentir dérouté par certaines œuvres, et cette sortie de route peut être accueillie comme une aventure ou comme un risque, comme une joie ou comme une crainte. Ne pas comprendre nous met face à deux voies : se laisser porter par une sorte d’hypnose, ou se sentir exclu… Pourtant, le but de l’œuvre n’est pas d’être comprise : “Dans mes ballets, il n’y a pas à comprendre – nous dit Merce Cunningham que nous avons cité tout à l’heure – le but est de vous stimuler, vous public, à voir avec plus d’acuité, à écouter avec plus d’attention, à penser plus intensément.”
Voilà qui assure une véritable égalité dans l’ignorance, au sens le plus noble du terme, que je qualifierais de “lucide innocence”. Car s’il existe une esthétique apollonienne, nous dit Nietzsche, celle qui est liée à la vérité, celle qui émerge de la sensation d’une harmonie mathématique du monde cachée derrière la diversité des apparences et révélée par l’œuvre, celle qui cherche l’unité pour ne pas dire l’uniformisation, il existe son pendant, voire son contraire, dans l’esthétique dionysiaque. Le sentiment esthétique apollonien se manifeste par le comprendre, voire le “savoir” (ou le “croire savoir”) : l’apollinien est donc, en ce sens, une puissance quelque peu belliqueuse, guerrière, conquérante, peut-être même coloniale. Le sentiment esthétique dionysiaque, quant à lui, se manifeste par l’expérience, comme si le monde était fait de chair et que nous n’en serions qu’une infime partie et tout comme la chair, ce qui bouge là-bas se fait sentir ici.
« J’ai pas compris, mais y avait rien à comprendre ! »
Je me dis “oulala ! Encore un rapport dialectique !”, ce qui veut dire que le déséquilibre de ces forces serait mortifère, l’une engendrant la “marbrisation” progressive (un art pompier, muséal, pétrifié dans une forme qu’il croit immuablement idéale) – (ce serait la victoire de l’apollonien sur le dionysiaque). L’autre serait la brûlure, l’incandescence, le grand incendie (ça, ce serait la victoire du dionysiaque sur l’apollonien). Ce n’est donc pas tout à fait la même chose, dans le cadre de la dialectique CsO/Désir1, qu’un déséquilibre en faveur du CsO, qui serait volonté de détruire pour détruire, pure destruction, une destruction ne visant qu’elle-même (bien loin, donc, de la déconstruction) ; ou qu’un déséquilibre en faveur de la Machine Désirante, qui serait prolifération d’organes, incapable de mourir, cancer. Pour Nietzsche, le déséquilibre des forces en faveur de l’apollonien est déjà à l’œuvre depuis Socrate et Sophocle, et c’est la raison pour laquelle l’occident est décadent depuis sa naissance…
S’il existe des beautés apolliniennes, je ne crois pas que l’art ait affaire avec ça, car l’art postule toujours qu’il y a une certitude à défaire. L’art est affaire de séisme.
Rien à dévoiler par l’œuvre donc, mais quelque chose à expérimenter. L’œuvre de danse contemporaine ne représente pas le réel (et c’est la raison pour laquelle, en ce sens, il n’y a rien à comprendre) même si elle peut lui emprunter quelques figures. La danse contemporaine ajoute un objet au réel : un objet éphémère qui se construit et se déconstruit sans cesse, un objet qui ne représente pas d’autres objets, un objet qui n’est pas non plus un “outil”ou un “moyen” ; autrement dit, elle produit un objet qui n’est pas une chose. Elle produit un objet :
– qui est modalité d’être,
– qui est expression du désir en tant que production de réagencement,
– qui est donc forme de territorialisation (façon de faire territoire)2 et de déterritorialisation (façon d’en sortir)3.
« J’ai pas compris ce qu’iel a dit ! »
Tout ce que l’on vient de dire fonctionne pour la danse contemporaine, mais qu’en est-t’il du “ne pas comprendre” face à une œuvre où il y aurait, a priori, quelque chose à comprendre ? Et ce “ne pas comprendre” alors “qu’il y a quelque chose à comprendre” aurait-il une valeur esthétique particulière ?
C’est le cas, je crois, de l’admiration que l’on a pour la musicalité d’une langue que l’on ne parle pas pour deux sous, c’est le cas de la beauté purement plastique d’une calligraphie arabe pour les non-arabophones, c’est le cas, j’imagine, pour les archéologues devant les premières inscriptions hiéroglyphiques fraîchement découvertes, c’est aussi le cas de la partition de musique pour les non-musiciens (partition qui n’a certes jamais été narrative ou figurative comme peut l’être un contenu en langue, mais qui résulte tout de même d’une élaboration de règles syntaxiques / de règles génératives). Loin de l’abstraction, tout cela “veut dire” et “dit” – cela dit quoi (le texte en langue) ou quoi faire (la partition), mais cela dit, et cela dit seulement pour les initiés. Et quand je dis “initiés”, je ne parle pas d’élitisme (rien d’élitiste, en effet, à être locuteur d’une langue plutôt que d’une autre), je veux dire “non-initié” au sens d’avoir la chance de pouvoir accéder au signifiant du signe (sa matérialité), dépouillé de son signifié (de ce qu’il veut dire) et dont les règles syntaxique échappent. Si je vous dis : “Mawl o « ddim yn deall dim byd » (ar gyfer Col)” vous pouvez imaginer/projeter ce que je veux dire (on ne se débarrasse pas du fantasme du signifié aussi facilement que ça), vous pouvez aussi ne rien chercher à comprendre (vous pouvez ne rien projeter donc), et écouter la musicalité du gallois prononcée par une française venue des Corbières.
Lorsqu’on n’est pas spécialiste de la syntaxe propre au flamenco, ou spécialiste de l’agencement narratif du Kuchipudi, on se retrouve dans la même position qu’Artaud face aux danses balinaises, et cette ignorance développe un sentiment esthétique particulier.
« Ah je viens de comprendre un truc !«
Néanmoins ne PAS comprendre ne veut pas dire ne RIEN comprendre DU TOUT, car il y a une chose que nous comprenons, même sans pouvoir la définir, quelque chose que nous comprenons plus ou moins distinctement : c’est qu’il y a quelque chose de proprement chorégraphique dans la diversité de toutes ses œuvres… Non pas qu’il faille chercher l’atome commun, le trait distinctif, nécessaire et suffisant pour qualifier une œuvre d’œuvre chorégraphique, mais parce qu’il y a probablement une créativité proprement chorégraphique. Que signifie avoir une idée chorégraphique ? Une idée PROPREMENT chorégraphique ? Qu’est-ce qu’une idée que seul.e un.e chorégraphe pourrait avoir ? Il ne s’agit pas, en tout cas, d’une idée qui serait une opinion sur le monde, mise en danse. Non, il s’agit d’une façon d’entrer dans le monde, il s’agit d’une manière particulière de faire territoire. Ce qu’il y a à comprendre, donc, c’est qu’il n’y a rien à comprendre DISCURSIVEMENT. Car l’œuvre n’est pas un discours articulé sur le monde, elle n’est pas l’expression d’une opinion ou d’une émotion, elle est une modalité de territorialisation et de déterritorialisation, que cette œuvre chorégraphique soit figurative, narrative, syntaxique ou abstraite.
Marie Reverdy
1 Voir FiestAgora 1/4, J’ai vu l’œuvre se déployer comme un Corps sans Organe, www.SpinticA.fr
2 Cette notion de territoire comme agencement dans lequel nous sommes situés, a un air de famille avec celle de “monde” dans la philosophie de Nelson Goodman, notamment dans Manière de Faire des Mondes.
3 Le relation dialectique en territorialisation et déterritorialisation pourrait être rapprochée (au nom d’un certain air “analogique” de famille) du cycle Crise / Période Normale que Thomas Kuhn décrit dans la Structure des Révolutions Scientifiques.
Voir la programmation 22.23 de Montpellier Danse sur le site