Le festival Montpellier Danse est terminé. Si le Covid a fait un peu des siennes, par l’annulation de « Mystery Sonatas / for Rosa » de Anne-Teresa de Keersmaeker et Amandine Beyer, on a tout de même eu la sensation de vivre un festival comme l’on pouvait en vivre, in extenso, profitant d’un verre et d’une discussion post-spectacle. Cette édition aura été marquée, entre autres, par la belle et fructueuse rencontre entre Nadia Beugré et Robyn Orlin, par l’exigence et la délicatesse de Nacera Belaza, par l’exploit des 14 représentations de la Batsheva, ou encore par l’hommage rendu à Raimund Hoghe dont le nom habite désormais le parvis de la Cité des Arts.

Lors de la conférence de presse dressant le bilan du festival, on a pu mesurer la prouesse de Montpellier Danse, qui se décline en “triptyque” composé d’un festival avec une programmation internationale, d’une saison allant d’octobre à mars, et d’un beau volet de production, le tout tenu d’une main de maître malgré un budget global inférieur à celui de beaucoup de structures ne réalisant pourtant qu’une saison ou qu’un festival. Montpellier Danse tient, et a a su s’assurer la fidélité d’un public toujours présent aux rendez-vous quand d’autres lieux peinent parfois à retrouver les jauges pré-covid. Jean-Paul Montanari adressa de sincères et chaleureux remerciements à l’équipe, et notamment à son adjointe Gisèle Depuccio dont le départ à la retraite est imminent après 40 ans de carrière.
Dans le fil des échanges, une phrase attire tout particulièrement mon attention : “une page se tourne…” Jean-PaulMontanari voit, dans la réccurence de la mémoire, le signe que nous sommes dans un tournant (lire l’article dédié à la programmation), et comme tout bon tournant à l’angle très aigu qui se respecte, on ne voit pas plus loin que le bout de notre nez… Bien sûr, il y a toute une génération qui part ou qui a, tout du moins, largement dépassé le stade de l’émoustillement des débuts… Celle que l’on a appelé La Jeune Danse Française, nourrie à Godard et à Cunningham, son institutionnalisation qui a donné naissance aux Centres Chorégraphiques Nationaux, et son esthétique qui déboucha, 10 ans plus tard, sur les débats autour de la terminologie “danse” et “non-danse” : Qu’est-ce que la danse ? Question irrésolue et dont la pertinence s’est amenuisée. Question houleuse dont la formulation risquait l’exclusion de certaines œuvres, du fait du présupposé qui la sous-tend d’une ontologie basée sur un ensemble de traits nécessaires et suffisants – reconnaissables donc – qui permettrait la clarification du concept de danse et donc, en toute logique, la distinction entre danse et non-danse… Pour éviter, ou trouver, ce noyau dur qu’on appelle aussi essence, il suffit d’effeuiller ce que l’on a, couche après couche, et de voir ce qu’il reste quand on a tout enlevé… Le risque, c’est qu’il n’y ait pas de noyau : soit que l’effeuillage soit infini comme pour l’oignon, soit que le nombre de couches soit fini mais que le centre soit vide. J’aime bien cette idée, cyclique, qui consiste à construire et déconstruire autour du vide… Si les années 90 et 2000, en fins lecteurs de Deleuze, Derrida et Foucault, se sont concentrées sur la déconstruction, le rhizome, le corps sans organe, l’entre-deux, la relation, le trajet, ou le processus, les chorégraphes d’aujourd’hui semblent réinterroger la musique, le sens, la narration et, dans une certaine mesure, la dimension spectaculaire. On interroge alors le vu, le visible et la vision, autrement dit l’œuvre comme pièce, l’œuvre comme « mise en pièce » et l’œuvre comme réception. Après la série de “non” des décennies précédentes, les chorégraphes d’aujourd’hui semblent disposés à dire “oui” à tout ce qui pourrait être pertinent au service d’un projet ou d’un propos : moins de principes et plus de “ au cas par cas”. Aux croisements et hybridations médiumniques des décennies précédentes, s’insèrent aujourd’hui le document, le documentaire, l’autofiction, la fiction-documentaire, le docu-fiction, l’esthétique du fake, etc. Difficile, de fait, de pouvoir déceler une tendance esthétique précise dans une pièce dont les contours ne sont plus clairement délimités, toute éclatée qu’elle est en spin-off, épisodes, réseaux, vidéo, photo, journal, édition, podcast, etc. Le plateau n’est plus là pour rassembler les médium, il est médium parmi les autres à présent : ultime déhiérarchisation entamée par la non-danse.

À “Qu’est-ce que la danse ?” se substitue alors, grâce à Nelson Goodman, la question “À quelle condition une œuvre joue-t’elle le rôle d’œuvre de danse ? (ou d’œuvre chorégraphique ?)” Tout est affaire de perception, visuelle ou kinesthésique. La question est de savoir, à la ville, à la campagne, à l’écran, à la scène ou à la salle, par les muscles, les os, la peau ou les neurones-miroirs, s’il est possible “d’habiter le monde en danseur”, un peu sur le modèle de la prescription faite par Martin Heidegger pour qui on devait “habiter le monde en poète”. Mais quand la maison brûle, on s’arrête moins sur la modalité d’habitation que sur l’habitat en lui-même… Il faut bien l’admettre : nous sommes préoccupés. Peut-être qu’à force de patiner au cœur du virage, on va finir par y voir un peu plus clair, mais pour le moment, on regarde en arrière. A bien attendre, arrivera peut-être le moment béat où, stupidement sans doute, mais joyeusement, nous chanterons avec Nietzsche les louanges de l’oubli et nous réinventerons la roue au lieu de la réinterroger. A moins que nous gardions les yeux rivés sur le rétroviseur car, sait-on jamais, Ricoeur pourrait avoir raison lorsqu’il affirmait dans Temps et Récit 3, Le temps raconté : « il faut résister à la tendance de ne considérer le passé que sous l’angle de l’achevé, de l’inchangeable, du révolu. Il faut rouvrir le passé, raviver en lui les potentialités inaccomplies, empêchées, voire massacrées. »
Jean-Paul Montanari citait, dans son édito, Catherine Clément : “les chorégraphes sont les sismographes du monde”. Si Mimésis il y a, en danse, elle ne se situe, bien évidemment, ni dans un quelconque thème d’actualité, ni dans une quelconque forme construite sur une ressemblance de surface plus au moins iconique : il va falloir trouver ailleurs la pertinence et le sens de ce qui se joue actuellement. Il y a bien certaines tendances, semble-t’il, qui s’esquissent… Lesquelles vont se maintenir ? Quel sens faut-il leur accorder ? Nous n’en savons rien. Jean-Paul Montanari a raison, il nous faudra attendre encore un peu… Attendre qu’une forme arrive, qui épouserait les contours de notre sensibilité… Attendre que la sidération passe, peut-être… Je ne peux m’empêcher de penser à cette phrase de Philippe Malone lorsqu’il répondait, le 22 mars 2022, à l’injonction faites aux auteurs dès les premiers jours de confinement, d’écrire pour conjurer la crise sanitaire : “Je n’écris pas en courant. Pour l’heure avouons–le, je perds au bras de fer. Il va falloir attendre.” Je ne sais pas ce qui est le plus prudent, dans un virage : accélérer ou décélérer…
Dans l’ivresse du virage nous pouvons fermer les yeux ou les garder grands ouverts, cela ne changera pas grand chose aux lois de la physique… Nous ne dompterons pas le monde, mais peut-être pourrons-nous dominer cet état de sidération dans lequel il nous plonge…
Marie Reverdy