Retour de Marseille, je prends le festival en cours de route… Je feuillette le programme. Il n’y a qu’à lire la liste des artistes pour voir que le festival retrouve enfin la dimension internationale que le Covid lui avait quelque peu rognée : 22 créations et premières françaises pour une vingtaine de compagnies venues d’une douzaine de pays. Dans l’édito signé par Jean-Paul Montanari, le premier mot qu’on peut lire est “Fragment”. Je m’arrête sur ce terme et le médite, bercée par le mouvement du train. “Le fragment est un bout de réel brut”, me dis-je, “et à ce titre, le fragment est une trace que quelque chose de plus grand a existé”. Viennent ensuite les questions : “de quelle survivance ce fragment nous parvient-il ? Et à quel prix ?” Puis l’esthétique : “penser la relation de l’œuvre au monde en la considérant comme un fragment de celui-ci, revient à considérer que sa nature relève de la performance et non de la représentation… Un bout de réel est là, sous mes yeux, et le cadre de scène le désigne comme œuvre »… “Waouh ! C’est vertigineux !” m’exclame-je, mais surtout “que faire d’autre ? Comment représenter ? Est-il possible de représenter ? Comment donner sens ? ” car il faut bien se rendre à l’évidence, une légère odeur de chaos flotte dans l’air…

Poursuivant ma lecture au-delà du titre, je constate que le terme “Fragment” ne se rapporte pas aux œuvres mais à la forme discursive servant à évoquer la programmation qui, elle, épouse les contours des désirs de Jean-Paul Montanari. La fidélité et la curiosité en forment le soubassement, car être spectateur de danse, c’est accepter de se plonger dans l’ignorance et voir sa subjectivité s’éparpiller dans les recoins de l’œuvre. La programmation se tisse comme une tresse, ouvrant les mains des trois singes : voir, entendre et dire l’état du monde.
La question écologique se retrouve dans plusieurs œuvres, notamment celles de Bouchra Ouizguen, Pontus Lidberg, Marcelo Evelin, Jefta Van Dinther, que ce soit thématiquement ou processuellement.
L’écriture chorégraphique se revendique de plus en plus comme étant collective, laissant aux interprètes une place importante dans le processus de création. Ohad Naharin, Bouchra Ouizguen, Emmanuel Gat, Robyn Orlin revendiquent cette modalité de travail.
La mémoire semble être l’axe névralgique qui trame les œuvres entre elles. Fidèle aux artistes, Montpellier Danse nous permet de suivre leur parcours et de poursuivre, avec eux, ce qu’ils poursuivent, à tous les sens du terme ; continuer le sacre pour Hooman Sharifi, creuser l’exploration baroque pour Anne-Teresa de Keersmaeker, prolonger le dialogue avec les œuvres de Cy Twombly pour Michèle Murray.
La mémoire habite chaque œuvre de cette 42ème édition. Elle est inscrite dans le titre même de Noé Soulier. Elle est sauvée par la danse perçue comme “arme de survie face à l’oubli” pour Jefta Van Dinther.
La mémoire s’exprime également par le fait d’exhumer les gestes ancestraux pour Bouchra Ouizguen et Eszter Salamon, ou le journal intime d’une danseuse pour Muriel Boulay. La mémoire retrouve sa jeunesse : elle permet de renouer avec l’esprit de ses débuts pour Philippe Découflé retrouvant Jean Rabasse, elle permet de maintenir vivace le bouleversement physique qu’une musique génère pour Pol Pi retrouvant sa partition de jeunesse et fouillant sa mémoire corporelle de musicien, elle permet de renouer avec les gestes oubliés pour Eszter Salamon dans Monument 0.7 : M/Others.
La mémoire permet de s’assurer une perspective d’avenir selon une conception cyclique du temps ou du motif, que l’on retrouvera chez Nacera Belaza ou Anne-Teresa de Keersmaeker. De la même manière, le printemps s’invite en chandelle du tête à tête que l’écologie entretien avec le renouveau. On le retrouve auprès de Hooman Sharifi et de Michèle Murray.
La mémoire s’accomplit dans le geste de la transmission : re-créer un solo pour Nadia Beugré par Robyn Orlin ou Necesito de Dominique Bagouet pour les élèves du CNSMD de Paris.
La mémoire se fait hommage : hommage que Ohad Naharin rend à son père avec 2019, hommage que Chostakovitch rend aux “victimes de la guerre et du fascisme” dans It’s in your head de Pol Pi, hommage que Robyn Orlin rend, dans We wear our wheels with pride, aux rickshaws zoulous (homme cheval tirant des taxis-vélos) dont aucun n’a vécu au-delà de ses trente-cinq ans, hommage aux militantes prénommées Rosa (Rosa Bonheur, Rosa Luxemburg, Rosa Parks, Rosa Vergaelen, ainsi que Rosa, jeune activiste pour le climat ayant perdu la vie à 15 ans pendant les inondations de 2021 en Belgique). Hommage enfin, bien sûr, à Raimund Hoghe.
Lisant le programme, je remarque la surabondance des termes commençant par le préfixe “re-“ : “retrouver, réinventer, recréer, renouer, revenir, réinterroger, repenser, redécouvrir, réécrire, redonner” jusqu’au titre Replay d’Eszter Salamon.
Dans ces œuvres aux dimensions performatives certaines, dans ces œuvres qui ne tentent pas tant à représenter le monde qu’à exprimer une relation au monde, je me dis que le “re-“ que la re-présentation a perdu s’est éparpillé de toutes parts, fécondant l’ensemble des paramètres de la créativité et cultivant le désir malgré la sidération que nous inflige l’état du monde.
Marie Reverdy
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