Tout commence par une boîte en carton, à taille humaine, une de ces boîtes de « déménagement aménagé » pourrait-on dire. En effet, c’est sur le modèle de l’habitat le plus précaire, celui des sans-abris que Robyn Orlin avait observé dans les rues du Lower East Side à New-York, que s’est construit, en 1994, ce solo. Interprété initialement par Robyn Orlin elle-même, elle imagine le transmettre, aujourd’hui, à un interprète par ville de programmation. Pour Montpellier Danse, Jean-Paul Montanari lui propose de travailler avec Nadia Beugré. Cette intuition prometteuse s’est révélée fructueuse. La pièce de Robyn Orlin déploie toute l’inteeligence de sa dramaturgie entre la présence de Nadia Beugré et la finesse scénographique.

Studio de fortune, habitat précaire, déménagement, enfermement, ce carton polysémique résonne des exil, confinement, inflation, précarisation, invisibilisation… Dans la pénombre, Nadia Beugré lui fait face, un costume porté en sac-à-dos, nous invitant par une sorte de mantra plus que de supplique, à la considérer : “c’est beau non ? Apprécie”. De part et d’autre de la scène, la régie lumière et la régie son, un petit train sur son circuit et deux éléphants miniatures, trompes en l’air comme barrissant, à la manière de la coiffure de Nadia Beugré. Devant le carton puis dedans, Nadia Beugré explore, manipule, s’approprie et s’installe. On y découvre alors quelques fenêtres d’où sortent une jambe, une tête, on y voit briller une lumière, on devine une ambiance bleutée. Nadia Beugré allège ses vêtements, défait ses cheveux, nous envoie un baiser de la part de Robyn et habite son carton comme on habite un palais.
Dressé, allongé puis déployé, le carton s’ouvre et se fait plateau, doté d’une petite rampe de lumière blanche. Le costume sac-à-dos devient coiffe, majestueuse, les habits se dorent. Nadia Beugré habite le carton comme Heidegger conseillait d’habiter le monde, c’est-à-dire en poète.
La lumière reste sombre, du début à la fin de la pièce, obligeant notre attention portée à un corps qui semble se déréaliser. La pénombre fragmente, diffracte le corps qui cherche à se rassembler comme les pièces d’un puzzle qui voudrait, non pas faire image, mais se réunir dans leur boîte. Seule l’ombre projeté sur le fond de scène, immense, nous fait voir que ce corps éparpillé à des contours, une unicité.
Puis le carton se referme à nouveau et la parole advient, non plus sous forme de mantra mais adressée, fermement, au petit train… “Tu diras aux Ukrainiens que le jour se lève à nouveau. Tu diras Bonne Chance pour l’Afrique du Sud. Tu diras au restaurant vietnamien que je n’aime pas manger avec des baguettes. Tu diras à Michaël Delafosse que j’adore son petit pantalon moulant…” Bien sûr, on pourrait considérer comme quelque peu décevant de n’avoir que ça à dire au monde, mais on pourrait également considérer la contemporanéité de ce type de réponse : la déhiérarchisation des informations, la juxtaposition des énoncés de différentes natures, s’annulant eux-mêmes à force de contradiction, énoncés vaguement politiques, tristement banals, issus d’une énonciation sidérée, démunie… Tout cela ressemble à un mur FaceBook, entre l’anniversaire de Tatie, le commentaire sur le resto de la veille, le coup de gueule face à la violence qui surabonde, et le petit proverbe issu de la sagesse des nations. Cela ressemble aussi au monde, à notre relation au monde et, pour ma part, à l’état de mes modules neuronaux, incapables de donner sens, cohérence et structuration à l’état du monde… Le fruit de la connaissance n’a pas la forme d’une pomme, ni d’un bout de pomme, mais d’une grappe… Ni unité close, ni fragment, mais cluster… Un groupement de sèmes en boîte… Nadia Beugré s’éloigne et le carton se fait camera obscura, imprimant sur nos rétines l’invisible que nous venons enfin de voir.
Marie Reverdy
Robyn Orlin, Solo pour Nadia Beugré – In a corner the sky surrenders… unpplugging archival journeys…#1 (for Nadia) – présentée les 21 et 22 juin / Montpellier Danse 42 https://www.montpellierdanse.com/spectacle/in-a-corner-the-sky-surrenders
Un projet de Robyn Orlin, créé en 1994 et repris en 2022
Avec : Nadia Beugré
Costumes : Birgit Neppl
Reconstruction du décor : Annie Tolleter
Directrice technique : Beatriz Kaysel Velasco e Cruz
Musique live et son : Cedrik Fermont
Lumières : Romain de Lagarde
Production : City Theatre & Dance Group, Damien Valette Prod
Coproduction : Festival Montpellier Danse 2022, Chaillot – Théâtre National de la Danse
Ce spectacle a reçu l’aide au projet de la DRAC Ile-de-France
Pour recréer ce solo avec Nadia Beugré, Robyn Orlin a été accueillie en résidence à l’Agora, cité internationale de la danse, avec le soutien de la Fondation BNP Paribas