Robyn Orlin, Solo pour Nadia Beugré – In a corner the sky surrenders… unpplugging archival journeys…#1 (for Nadia) Montpellier Danse 42

Tout commence par une boîte en carton, à taille humaine, une de ces boîtes de « déménagement aménagé » pourrait-on dire. En effet, c’est sur le modèle de l’habitat le plus précaire, celui des sans-abris que Robyn Orlin avait observé dans les rues du Lower East Side à New-York, que s’est construit, en 1994, ce solo. Interprété initialement par Robyn Orlin elle-même, elle imagine le transmettre, aujourd’hui, à un interprète par ville de programmation. Pour Montpellier Danse, Jean-Paul Montanari lui propose de travailler avec Nadia Beugré. Cette intuition prometteuse s’est révélée fructueuse. La pièce de Robyn Orlin déploie toute l’inteeligence de sa dramaturgie entre la présence de Nadia Beugré et la finesse scénographique.

Marie Reverdy - SpinticA. Robyn Orlin, In a corner the sky surrenders... Montpellier Danse 42.
In a corner © Luca Ianelli pour Montpellier Danse – 20 Juin 2022

Studio de fortune, habitat précaire, déménagement, enfermement, ce carton polysémique résonne des exil, confinement, inflation, précarisation, invisibilisation… Dans la pénombre, Nadia Beugré lui fait face, un costume porté en sac-à-dos, nous invitant par une sorte de mantra plus que de supplique, à la considérer : “c’est beau non ? Apprécie”. De part et d’autre de la scène, la régie lumière et la régie son, un petit train sur son circuit et deux éléphants miniatures, trompes en l’air comme barrissant, à la manière de la coiffure de Nadia Beugré. Devant le carton puis dedans, Nadia Beugré explore, manipule, s’approprie et s’installe. On y découvre alors quelques fenêtres d’où sortent une jambe, une tête, on y voit briller une lumière, on devine une ambiance bleutée. Nadia Beugré allège ses vêtements, défait ses cheveux, nous envoie un baiser de la part de Robyn et habite son carton comme on habite un palais.

Dressé, allongé puis déployé, le carton s’ouvre et se fait plateau, doté d’une petite rampe de lumière blanche. Le costume sac-à-dos devient coiffe, majestueuse, les habits se dorent. Nadia Beugré habite le carton comme Heidegger conseillait d’habiter le monde, c’est-à-dire en poète.

La lumière reste sombre, du début à la fin de la pièce, obligeant notre attention portée à un corps qui semble se déréaliser. La pénombre fragmente, diffracte le corps qui cherche à se rassembler comme les pièces d’un puzzle qui voudrait, non pas faire image, mais se réunir dans leur boîte. Seule l’ombre projeté sur le fond de scène, immense, nous fait voir que ce corps éparpillé à des contours, une unicité.

Puis le carton se referme à nouveau et la parole advient, non plus sous forme de mantra mais adressée, fermement, au petit train… “Tu diras aux Ukrainiens que le jour se lève à nouveau. Tu diras Bonne Chance pour l’Afrique du Sud. Tu diras au restaurant vietnamien que je n’aime pas manger avec des baguettes. Tu diras à Michaël Delafosse que j’adore son petit pantalon moulant…” Bien sûr, on pourrait considérer comme quelque peu décevant de n’avoir que ça à dire au monde, mais on pourrait également considérer la contemporanéité de ce type de réponse : la déhiérarchisation des informations, la juxtaposition des énoncés de différentes natures, s’annulant eux-mêmes à force de contradiction, énoncés vaguement politiques, tristement banals, issus d’une énonciation sidérée, démunie… Tout cela ressemble à un mur FaceBook, entre l’anniversaire de Tatie, le commentaire sur le resto de la veille, le coup de gueule face à la violence qui surabonde, et le petit proverbe issu de la sagesse des nations. Cela ressemble aussi au monde, à notre relation au monde et, pour ma part, à l’état de mes modules neuronaux, incapables de donner sens, cohérence et structuration à l’état du monde… Le fruit de la connaissance n’a pas la forme d’une pomme, ni d’un bout de pomme, mais d’une grappe… Ni unité close, ni fragment, mais cluster… Un groupement de sèmes en boîte… Nadia Beugré s’éloigne et le carton se fait camera obscura, imprimant sur nos rétines l’invisible que nous venons enfin de voir.

Marie Reverdy

Robyn Orlin, Solo pour Nadia Beugré – In a corner the sky surrenders… unpplugging archival journeys…#1 (for Nadia) – présentée les 21 et 22 juin / Montpellier Danse 42 https://www.montpellierdanse.com/spectacle/in-a-corner-the-sky-surrenders

Un projet de Robyn Orlin, créé en 1994 et repris en 2022

Avec : Nadia Beugré

Costumes : Birgit Neppl

Reconstruction du décor : Annie Tolleter

Directrice technique : Beatriz Kaysel Velasco e Cruz

Musique live et son : Cedrik Fermont

Lumières : Romain de Lagarde

Production : City Theatre & Dance Group, Damien Valette Prod

Coproduction : Festival Montpellier Danse 2022, Chaillot – Théâtre National de la Danse

Ce spectacle a reçu l’aide au projet de la DRAC Ile-de-France

Pour recréer ce solo avec Nadia Beugré, Robyn Orlin a été accueillie en résidence à l’Agora, cité internationale de la danse, avec le soutien de la Fondation BNP Paribas

Publié par Marie Reverdy

Marie Reverdy est dramaturge et travaille avec plusieurs compagnies de théâtre et de danse, en salle ou en espace public. Elle intervient auprès des étudiants de l’Université Paul Valéry-Montpellier 3, du Conservatoire de Montpellier parcours Théâtre, du DPEA de Scénographie de l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Montpellier et de la FAI-AR – formation supérieure d’art en espace public à Marseille. Formée à la philosophie, Marie Reverdy obtient son doctorat en 2008 avec une thèse consacrée à la question de la Représentation et de la Performance. Sa collaboration pour la revue d’art contemporain Offshore pendant près de 20 ans, pour laquelle elle rédigeait la chronique Théâtre, lui permet de se former auprès de Jean-Paul Guarino à l’exigence des concepts dramaturgiques et philosophiques déployés dans une langue qui échappe au formalisme universitaire. Marie Reverdy a également collaboré à la revue Mouvement pendant 5 années. Intéressée par la notion philosophique de Représentation, elle est l’autrice de l’ouvrage Comprendre l’impact des mass-médias dans la (dé)construction identitaire, paru en 2016 aux éditions Chronique Sociale. Elle a également publié Horace... Un semblable forfait, à partir d'Horace de Pierre Corneille, paru en 2020 aux éditions L'Harmattan.

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