“Le temps c’est comme ton pain, gardes-en pour demain” (Serge Reggiani)
Cette 42ème édition est marquée par l’hommage rendu à Raimund Hoghe, disparu le 14 mai 2021 à son domicile de Düsseldorf à l’âge de 72 ans. Le premier hommage a été rendu par la ville de Montpellier, le samedi 25 juin, par l’inauguration de la place Raimund Hoghe sur le parvis de la Cité des Arts, juste à côté de la place Lise Ott, inaugurée le même jour. Puis vinrent les soirées des 26 et 27 juin pour “An evening with Raimund” qui rassemblaient sur le plateau ceux qui furent ses compagnons de routes : Ornella Balesta, Marion Ballester, Astrid Bas, Ji Hye Chung, Andrien Dantou, Lorenzo de Brabandere, Emmanuel Eggermont, Kerstin Pohle, Luca Giacomo Schulte et Takashi Ueno. Composé de fragments dansés du répertoire de Raimung Hoghe, orchestré par Luca Giacomo Schulte avec la complicité d’Emmanuel Eggermont, “An evening with Raimund” répond à la demande de Raimund Hoghe “Si je meurs laissez le balcon ouvert” (2010).
Tout commence avec Purcell et “March for the Funeral of Queen Mary”. Lorsqu’un départ a la grâce d’une musique de Purcell, on voudrait qu’il dure toujours… Une éternelle cérémonie pour déjouer la mort, pourtant, il faut bien dire adieu.

Raimund Hoghe a été dramaturge de Pina Bausch. Son œuvre est marquée, en partie, par cette collaboration et, plus largement, par la culture allemande de l’expressionnisme. Lorsque l’on regarde ses œuvres, on est frappé par la temporalité qui s’y déploie et de la présence qui s’y joue. L’intensité de chaque acte tient à la lenteur des mouvements effectués et à l’écoute de cet espace-temps si singulier du plateau. Quelque chose de dense se produit dans les gestes, mais qui semble se suspendre, non pas parce que les corps semblent légers, mais parce que le plateau semble ne pas être soumis aux règles de la gravité… Dans cet espace hors-norme, les danseurs nous convient à faire l’expérience du temps de Raimund Hoghe :
Le temps existentiel
La musicographie de Raimund Hoghe est peuplée de chants évoquant le temps qui passe : la nostalgie du temps des cerises, la voix de Dalida constatant qu’avec le temps, va, tout s’en va, et celle de Serge Reggiani, dans une sorte de sprechgesang : je n’ai pas fini… je l’aime tant, le temps qui reste. N’en perdons pas une miette… Chaque geste savoure son présent et se fait minutieux.
Les œuvres de Raimund Hoghe sont caractérisées par une certaine dimension cérémonielle qui vise à célébrer la beauté car, dit-il : “Mon travail est aussi le moyen que j’ai de parler de la beauté.” Et c’est bien ce que fut cet hommage : l’ultime cérémonie de la beauté. Car est-il possible qu’un répertoire puisse exister sans la présence de Raimund Hoghe au plateau ? La cérémonie peut-elle exister sans le maître de cérémonie ? Anthropologiquement, la cérémonie marque des changements d’identité irréversibles : non-marié/marié, vivant/mort… A ce titre, elle est unique. Et c’est là que l’émotion advient. Face à la délicatesse de cet Evening with Raimund Hoghe, évitant les écueils de la diversion et du pathos, nous savons que nous devons savourer chaque parcelle de temps, chaque fragment de geste, chaque centimètre carré de corps parce que ce moment est, nous le savons, un adieu. Le temps a inexorablement fait son œuvre : il y a eu, et il n’y aura jamais plus…
Le présent n’aura été qu’un point fragile entre deux néants : le passé à jamais révolu et le futur qui interroge sans cesse “Combien de temps ? Combien de temps encore… “, la nostalgie de ce qui a déjà disparu et le pressentiment de ce qui va inévitablement disparaître, l’irréversible plaie au cœur du temps des cerises et la promesse de Serge Reggiani d’aimer encore lorsque le temps s’arrêtera.
Le temps politique
Le 29 juin 2001, Raimund Hoghe se confiait auprès de Rosita Boisseau en ces termes : “Il y avait, chez moi, le désir de renverser les tabous en questionnant l’être et sa normalité. En me contemplant sur un plateau, les spectateurs voient ce qu’ils ne veulent généralement pas voir et s’interrogent sur le droit que j’ai de me montrer ainsi, de m’exprimer et, au-delà, sur le droit que j’ai ou non de vivre.”
C’est la fameuse phrase de Pier Paolo Pasolini, “Jeter son corps dans la lutte”, qui encouragera Raimund Hoghe à monter sur le plateau en 1994. Il y proposera un solo intitulé Meinwärts (par devers soi), dont le titre cite un poème d’Else Lasker-Schüler. Cette pièce minimaliste est inspirée de la vie du ténor juif allemand Joseph Schmidt, persécuté par le régime nazi. Raimund Hoghe le sait bien, son corps, sous le troisième reich, aurait été éliminé au nom de l’eugénisme et de l’idéologie du corps parfait. Il nous rappelle que “L’histoire allemande connaît la sélection des êtres humains qui ne correspondaient pas aux critères de la normalité. Qu’on n’oublie pas à quoi cela a mené.” Mais Raimund Hoghe sait également que l’avenir contient les germes potentiels d’un eugénisme soft, grâce aux avancés de la médecine. Il déclare : “L’avenir des corps m’intéresse beaucoup, à travers la génétique, par exemple : un corps comme le mien n’existerait plus. On en aurait fini avec les corps hors normes.” explique t’il dans un plaidoyer pour l’imperfection. La dimension du présent qui caractérise le travail de Raimund Hoghe n’est pas seulement existentielle, elle est églement politique.
Le temps esthétique
« Depuis l’enfance, je rêvais d’être danseur tout en sachant que c’était impossible. Et puis j’ai compris que la Beauté n’avait rien à voir avec ce qu’on appelle le Beau idéal, que sa fonction était plutôt d’indiquer la place du rapport de l’humain à sa propre mort et de l’indiquer dans un éblouissement. La bosse a ce pouvoir d’éblouissement. » (Le Monde) Lisant cela, je ne peux m’empêcher de penser à Greimas qui, dans son ouvrage De L’imperfection, définissait l’expérience esthétique comme évènement situé entre deux anesthésies. C’est l’imperfection, crochetant le regard, qui provoque l’attention (ou plutôt la disponibilisation) et fait naître la possibilité de l’expérience esthétique. Celle-ci se présente comme un événement : “quelque chose arrive soudain, on ne sait pas quoi : ni beau, ni bon, ni vrai, mais tout cela à la fois. Même pas : autre chose.”
L’esthétique n’est donc pas un moyen en vue de la connaissance, pas plus qu’elle n’est une preuve de véridiction. Elle est plutôt désir… Et à ce titre elle fait sens. On le sait bien, Désir, Sens et Sentiment esthétique font front d’un même bloc. Prise entre deux « anesthésies », l’expérience esthétique est une rupture dans l’ordre attendu du monde, un monde épuisé d’habitus qui, à force d’usage et d’usure, a fini par s’élimer, un monde tant et si bien normé, ordonné, qu’il a fini par devenir transparent, évanescent, oublié, un monde qui n’aurait pas besoin d’être considéré tant il est vide de toute énigme. L’événement esthétique s’apparente alors à un surplus de sens, peu importe qu’il soit exprimable ou non en mots, capable de redensifier la vie en ouvrant les perspectives d’un monde nouvellement considéré ou, pourrait-on dire, un éblouissement à même de resémantiser les corps.

L’irréductible mystère de la beauté du travail de Raymund Hoghe, qui réside dans les détails, cette beauté inquiète qui voit dans l’imperfection le moyen de crocheter le regard en l’interpelant, affirme la nature même du geste artistique. Car « on va au théâtre pour regarder et non pour détourner les yeux », nous rappelle Raimund Hoghe citant l’acteur et auteur Peter Radtke.
Il y avait à voir, certainement, de ce corps debout, marchant délicatement sur le fil tendu entre deuxs néants. Il y a à se souvenir, à présent, pour que son oeuvre ne tombe pas dans l’anesthésie mais reste vivace, même si elle retourne dans les profondeurs de l’intériorité dans laquelle elle est née.
Marie Reverdy
An Evening with Raimund, https://www.montpellierdanse.com/spectacle/an-evening-with-raimund
Chorégraphie : Raimund Hoghe, fragments de pièces chorégraphiques de 2002 à 2019
Recomposés par : Emmanuel Eggermont et Luca Giacomo Schulte
Collaboration artistique : Luca Giacomo Schulte
Coordination scénique : Emmanuel Eggermont, Luca Giacomo Schulte
Avec : Ornella Balestra, Marion Ballester, Astrid Bas, Ji Hye Chung, Adrien Dantou, Lorenzo De Brabandere, Emmanuel Eggermont, Kerstin Pohle, Luca Giacomo
Schulte, Takashi Ueno
Lumière : Amaury Seval / Son : Ansgar Kluge
Photographe : Rosa Frank / Vidéaste : Sandeep Mehta
Administration : Mathieu Hilléreau – Les Indépendances
Avec des musiques de Peter Allen, Charles Aznavour, Gilbert Bécaud, Charlie Chaplin, Cesare Andrea Bixio, Pablo Casals, Alain Goraguer, Lee Hazlewood, Arvo Pärt, Henry
Purcell, Maurice Ravel, Piotr Ilitch Tchaïkovski, Luigi Tenco; interprétées entre autres par : Joséphine Baker, Leonard Bernstein, Dalida, Judy Garland, Michael Jackson, Milly,
Liza Minelli, New York Philharmonic Orchestra, Serge Reggiani, Dusty Springfield.
Production : Hoghe + Schulte GbR
Hoghe + Schulte GbR, est soutenue par Ministerium für Kunst und Wissenschaft NRW, Kunststiftung NRW, Landeshauptstadt Düsseldorf.
Avec le soutien du Ministère de la Culture – Délégation à la danse et le Goethe-Institut Paris. Remerciements particuliers à Marie-Thérèse Allier de La ménagerie de verre à
Paris, Tiago Guedes du Teatro Municipal do Porto, Ludger Schnieder du Theater im Pumpenhaus à Münster, Bettina Masuch du tanzhaus nrw à Düsseldorf, Claude Ratzé
from La Bâtie – Festival de Genève, Zvonimir Dobrović du Queer Zagreb, Jean-Paul Montanari de Montpellier Danse, Festival d’Automne à Paris and agnès b.