Au Corum – Opéra Berlioz, dans le cadre de la programmation Montpellier Danse, Israel Galvàn propose, dans une version solo, son Sacre du Printemps, sur la partition pour deux pianos que Stravinsky avait adapté lui-même à partir de sa version pour orchestre.

Le Sacre du Printemps, sous-titré Tableaux de la Russie païenne, est un ballet composé par Igor Stravinsky et chorégraphié originellement par Vaslav Nijinski pour les Ballets russes de Serge de Diaghilev. Il se compose de deux parties : L’Adoration de la Terre (partie 1) et Le Sacrifice (partie 2). L’Œuvre a provoqué un véritable scandale, lors de la première qui eu lieu le 29 mai 1913 au théâtre des Champs-Élysées à Paris. Depuis sa création, le Sacre a été chorégraphié par ne nombreu.ses chorégraphes : Mary Wigman, Maurice Béjart, Pina Bausch, Paul Taylor, Martha Graham, Marie Chouinard, Angelin Preljocaj, Emanuel Gat, Jean-Claude Gallotta, Sasha Waltz pour n’en citer qu’une petite partie. Israel Galvàn se rajoute à la liste.
La poussée créatrice du толчок
Tout commence dans une lumière orangée : le piano s’éveille, le pied d’Israel Galvàn se fait métronome, le mouvement de son genou indique un rythme ternaire évoquant le khorovode…
Vêtu d’une longue chemise noire, Israel Galvàn porte une genouillère noire à sa jambe droite, prolongée par une chaussette blanche tandis que l’autre jambe, portant une chaussette noire, laisse apparaître la peau blanche du genou. Cette alternance de noir et de blanc rappelle l’alternance des touches blanches et noires qui parcourent les claviers de piano. L’alternance de blanc et de noir des touches du piano activant le marteau frappant les cordes, ou des jambes d’Israel Galván activant le zapateado frappant le sol, nous rappelle que le piano est un instrument percussif, et que le Sacre du Printemps est une œuvre essentiellement rythmique. Les quelques pincements de cordes par les pianistes David Kadouch et Guillaume Bellom, ou par Israel Galván sur la table d’harmonie d’un piano évidé posée en arrière scène, ne feront que souligner la dimension percussive de l’instrument et de la danse.

Le Sacre du printemps se structure autour du толчок (toltshock). L’accord толчок qu’il faudrait traduire par “choc”, “secousse”, mais également par “poussée”, “impulsion”, constitue l’épine dorsale de l’oeuvre. Stravinsky superpose en effet deux accords qui ne sont pas dans la même tonalité. Et si ces accords, pris indépendamment, ne sonnent pas nécessairement de manière dissonnante (c’est le cas dans la première partie par exemple), leur superposition rend la sonorité de l’accord толчок un peu âpre ou rugueux pour l’oreille. C’est cette impossible réconciliation entre ces deux accords initiaux qui rend l’accord толчок , aux dires de Stravinsky, intéressant, inépuisable car irrésolu. Ce célèbre accord толчок sera répété plus de deux cents fois dans la partition du Sacre. Dans une poussée quasi volcanique, les accents, irréguliers, semblent éructer au hasard. Le rythme se déstructure, procède par angles droits et déstabilise l’écoute. Le dialogue rythmique entre la musique et le corps devient incertain, tendu, un dialogue aux allures de confrontation, un agôn. L’oeuvre avance sur une ligne de crête.
Ecouter l’accord толчок en version orchestre
Orchestre philharmonique de Radio France / Mikko Franck
Ecouter l’accord толчок en version deux pianos
Martha Argerich et Daniel Barenboim
Israel Galvàn…
Les motifs du Sacre du Printemps sont simples, souvent composés de quatre notes. Stravinsky les développe rythmiquement sans jamais les moduler mélodiquement. C’est le jeu de structuration/destructuration rythmique qui rend la partition de Stravinsky complexe, riche, inépuisable.
La partition ordonne la structure dramaturgique толчок de la pièce : rythme, inépuisable épuisement, poussée… Le corps-percussion d’Israel Galván, de zapateado en zapateado, sur gravier, tambour, bois, génère, pour notre œil, une inépuisable poussée dans le désir de voir, un impressionnisme suspendant le temps au moment de la secousse marquant la naissance de notre pulsion scopique. Tout se traduit en rythme : la musique, la chorégraphie, le regard.
C’est cette dimension rythmique, fait de brisures, d’angles et de secousses, qui a valu au Sacre du Printemps, musique et chorégraphie, le violent accueil qu’il connut lors de sa création en 1913.
Un court extrait de “la querelle du sacre” s’agite derrière moi, dans mon oreille gauche. “Si j’avais été en bout de rangée, je serais déjà parti”, “pfff ! ça finit bientôt ?!?” Ça bruisse, ça souffle, ça chuchote, ça s’agite un peu… Stravinky et Galvàn se ressemblent : ce sont des météorites qui ne peuvent nous laisser indifférent.e.s. La deuxième partie du Sacre débute, Israel Galvàn est à l’avant scène, face public, il danse… le silence se fait dans mon oreille gauche, le souffle est suspendu dans toute la salle… Tout, absolument tout, réside dans ce moment de grâce.

Habituellement Israel Galvàn, tout comme Nijinski, privilégie le profil. En 4, 5, peut-être 6 pièces d’Israel Galvàn vues auparavant dans le cadre de Montpellier Danse, c’est la première fois, il me semble, qu’il se présente de manière aussi frontale, aussi longtemps, et c’est à la deuxième partie, celle du sacrifice, que ce don de soi advient.
Le corps d’Israel Galvàn se fait vecteur plus qu’agent, comme si “ça dansait à travers lui”. Son corps agi laisse apparaître rythmes, esquisses de citations, traces de langages chorégraphiques déstructurés. Une explosive émancipation des signifiants, une étonnante persistance de leur matérialité, une brèche béante entre le visible et le dicible, le mystère de l’inépuisable poussée du толчок crevant le sol comme les plantes printannières…
Marie Reverdy
Mise en scène et chorégraphie : Israel Galván
Musique : Le Sacre du Printemps de Igor Stravinsky, réduction à quatre mains du compositeur, sur deux pianos
Interprètes : Israel Galván (danse), David Kadouch, Guillaume Bellom (piano)
Création lumière : Rubén Camacho
Design sonore et direction technique : Pedro León
Assistant metteur en scène et régisseur : Balbi Parra
Costumes : Reyes Muriel del Pozo
Production Compagnie Israel Galván
Coproduction Théâtre de la Ville – Paris, Sadler’s Wells– Londres, Mû-Lausanne, Théâtre de Nîmes, Scène conventionnée d’intérêt national – art et création – Danse contemporaine, Teatro della Pergola – Fondazione Teatro della Toscana – Florence, MA scène nationale – Pays de Montbéliard, Théâtre de Vidy-Lausanne
Avec le soutien de l’INAEM Instituto Nacional de las Artes Escénicas y de la Música, La Loterie Romande, Pro Helvetia, Fondation suisse pour la culture du Canton de Vaud, Fondation Leenaards, Flamenco Biënnale Nederland