Le théâtre des 13 vents – CDN de Montpellier a organisé, à l’occasion de la pièce “Théorème(s)” de Pasolini mise en scène par Pierre Maillet, une rencontre à la Médiathèque Emile Zola et une projection de Théorème de Pasolini (1968) suivie d’une rencontre débat au cinéma Diagonal. La mise en scène par Pierre Maillet fait, en effet, dialoguer le film, le roman éponyme et le roman autobiographique “Qui Je Suis” que Pier Paolo Pasolini a écrit en 1967, 1 an avant le tournage du film, et dans lequel il parle de son oeuvre à venir.

Théorème est un film que Pier Paolo Pasolini tourne en 1968. Le film met en scène une famille bourgeoise et l’évidence de leur monde ébranlée par l’arrivée d’un jeune homme, “beau comme un américain” nous dit Pasolini dans son autobiographie/autoportrait “Qui Je Suis”. La force apollinienne de ce Visiteur va ouvrir les vannes dionysiaques de chaque membre de la famille, et de la bonne Emilia qui sera la première touchée.
Le film débute par une partie documentaire, en sépia, évoquant la condition ouvrière lors de mouvements sociaux dans une usine du nord de l’Italie. Il se poursuit par l’intimité d’une famille bourgeoise – le père Paolo, la mère Lucia, le fils Pier, la fille Odette et la bonne Emilia – filmée sur une pellicule en noir et blanc, muette, recouverte par une bande son musicale. Le film bascule dans la narration, après ce prologue et cette présentation, par l’arrivée de la couleur, du son intradiégétique, et du Visiteur annoncé par Angelino, le facteur. Dans son dossier artistique, Pierre Maillet cite à ce propos Patrick Brouin qui écrivait : « L’expérience de Théorème est ainsi la suivante : que se passe-t-il quand on fait arriver dans une représentation théâtrale bourgeoise, un corps de cinéma ? Avant l’arrivée de ce ragazzo, forcément sublime puisque british qu’est Terence Stamp, tout se passe comme si la pellicule refusait d’imprimer l’image de cette famille (noir et blanc rayé, conversations inaudibles recouvertes par la bande-son). A son départ, en revanche, la représentation familiale arrive à prolonger son séjour sur l’écran mais chacun de ses membres ne peut plus, dés lors que se confronter sans cesse aux limites du représentable (le sexe, le miracle, l’art, la mort « vive » de la catalepsie…) Chacun à sa façon semble chercher la sortie du théâtre. Le père seul la trouvera, par la grâce d’un « faux raccord » qui le projettera, de la gare de Milan, au beau milieu d’un désert volcanique, espace cinématographique pasolinien par excellence… » Le théâtre non comme médium, mais comme métaphore de la scène sociale bourgeoise.

Opaque et limpide comme une parabole
L’annonce de l’Ange ; l’arrivée de celui qui révèlera, à chacun.e, la vacuité de son existence ; le don qu’il fait de son corps et le vide qu’il laissera derrière lui, font de Théorème un film parabole dans lequel Pasolini explore, entre autre, le motif du désert. Cette même image de désert qui ouvre et ferme le film, qui marque la sortie du théâtre et l’arrivée dans le réel, constituera le sol scénographique de l’adaptation de Pierre Maillet. La citation d’un verset de la Bible, dès le début de Théorème, ne fait que confirmer le caractère parabolique de l’œuvre : « E Dio fece quindi piegare il popolo per via del deserto »/« Dieu fit alors faire un détour au peuple par le chemin du désert. » (Exode, XIII, 18). Le verbe piegare est, en italien, plus ambiguë qu’en français : évoquant le “pli”, il peut se traduire par “plier”, “fléchir”, “incliner”, “abaisser la tête”, “courber”, “replier”, mais également “dévier”, “détourner”. Et c’est sur ce second sens, probablement, que se comprend cette parabole biblique en exergue de Théorème, car à partir de leur rencontre “biblique” avec le Visiteur, chacun.e déviera de la trajectoire prévue par son appartenance de classe.
Le désert est la métaphore de la vacuité de l’existence bourgeoise, du repli de cette classe sur elle-même, sur sa sphère, de la rupture franche qu’elle opère avec le réel, du repli individuel, de la négation même de l’en-dehors de soi, de la valorisation de “l’infime dedans” au détriment de “l’infini dehors”. Le désert, c’est l’habitat naturel de la bourgeoisie, sans pour autant qu’elle ne le sache. Le désert, c’est la vérité toute nue qui se cache derrière le carton-pâte de la vie bourgeoise. Le désert du dehors et celui de dedans. Le désert intérieur caché par le masque social, par le costume, par l’apparat.
C’est par le corps que la révélation adviendra. Le corps désirant, le corps érotique, le corps sentant, le corps intuitif. Ce corps qui est, comme dirait Nietzsche, “une grande raison” et dont la production existentielle, pourtant, échappe à toute forme de rationalisation. C’est ce corps que je jette dans la lutte, c’est par ce corps que je comprends bien plus que je ne connais, que je suis saisie plus que je ne saisis, c’est avec ce corps que j’embrasse le monde, que je fornique avec lui jusqu’à atteindre, comme un orgasme, le dernier soupir qui me ravit toute entière… C’est parce que je suis un corps solide que je peux connaitre le mouvement de me dissoudre. Ce corps-au-monde, les personnages ne peuvent y accéder que par un autre corps, celui du Visiteur. Le Visiteur ne vient pas seulement distiller leur regard, ou leur conscience, mais, déchirant leur costume et leur masque, il les oblige à vivre et sentir autrement. Il donne à leur corps sentant un temps d’avance vertigineux sur leur rationalité. Il délivre les corps et déconstruit, dès lors, l’idée du monde que chacun.e prenait pour le réel. Ce corps à corps viendra ouvrir, dans le carcan des représentations et des habitudes, une brèche béante qui a la profondeur de la plaie : la révélation du désert.

Si la vacuité de leur existence est révélée aux personnages par le corps du Visiteur, leur incapacité à combler ce vide leur est révélée par son départ soudain : “Puis le jeune homme s’en va : la route au fond de laquelle il disparaît reste déserte pour toujours. Et tout le monde, dans l’attente, dans le souvenir, comme apôtre d’un Christ non crucifié mais perdu, à son destin. C’est un théorème ; et chaque destin est un corollaire.” (Pasolini, “Qui je suis”).
“Théorème”… mot qui partage la même racine que “théâtre” ; ce que l’on peut contempler, observer… Et en effet, la révélation n’est pas la salvation.
Pour ne pas se noyer dans la solitude à laquelle ielles sont confronté.e.s, pour ne pas finir broyé.e.s par le vide qui vient de se déployer à leur conscience de corps, chaque membre de la famille va plonger dans le désert ; celui de “l’infime dedans” pour la jeune fille, celui du sexe non-érotique pour la mère trop chaste, celui de l’art bourgeois pour le fils héritier qui refuse son héritage symbolique, celui d’un dépouillement synonyme de perte pour le père dont l’être se résume à l’avoir.

Ces 4 destins sont des “cas de conscience”, nous dit Pasolini, car chacun.e se perd dans ce qui était jusqu’alors créé et pourtant proscrit dans la partition bourgeoise, dans ce qui était produit et refoulé par la vie bourgeoise. Le désert, c’est le refoulé proprement bourgeois de la bourgeoisie. Chacun.e des membres de la famille ira au bout d’une tendance contre laquelle ielle luttait, chacun.e déconstruira les chaînes de son aliénation sans s’être rendu.e compte qu’elles étaient, également, leur seule bouée de sauvetage. Dès lors, chacun.e sombre inéluctablement… C’est un corollaire de ce Théorème. “Mais la bonne, au contraire, devient une sainte folle. Elle va dans la cour de sa vieille maison sous-prolétaire, se tait, prie, et fait des miracles ; guérit des gens, ne mange que des orties” nous dit Pasolini, et malgré l’humour qui accompagne les séquences de sainteté, un peu comme dans les scènes de dévotions d’Uccellacci e Uccellini, les visages des villageois, remplis d’attention envers Emilia autant que de dévotion envers sa sainteté, ne manquent jamais de densité, ne se vautrent jamais dans la superstition la plus creuse, ne baissent jamais les yeux. Ielles vivent dans les derniers replis d’une paysannerie en voie de disparition, cerclée par l’industrialisation qui pullule aux abords de leur vie. Ielles sont la réserve de main-d’œuvre prolétarienne. Ielles sont les oublié.e.s, les invisibles, les méprisé.e.s. Mais ielles sont les plus humain.e.s que la caméra de Pasolini ait pu capter, les habitant.e.s plein.e.s du désert social créée par le mode de vie bourgeois, ielles sont la négation du désert au sein même du désert.
L’irréductibilité…
Le rapport sexuel est un langage (ce qui, en ce qui me concerne, a été clair et explicite spécialement dans Théorème) : or les langages et les systèmes de signes changent. Le langage du sexe a changé en Italie en très peu d’années, radicalement (…) Le sexe est devenu aujourd’hui la satisfaction d’une obligation sociale, non un plaisir contre les obligations sociales. (Pier Paolo Pasolini, Corriere della Sera – mars 1975)
Que ce soit par la spiritualité, le communisme, l’art ou le sexe, chacun.e vise à retouver ce jeune homme perdu, à combler le manque qu’il a laissé derrière lui, c’est pour cela qu’aucun.e ne sera capable de désir, c’est pour cela que la spiritualité, le communisme, l’art ou le sexe ne leur est accessible qu’imparfaitement… Chacun.e tente de percer les images pour trouver le visage du jeune homme qui pourrait se cacher derrière. Ielles sont toustes dans la même impasse que la caméra car quelque chose échappe toujours à l’image, comme aux mots. Tout semblait aller de soi, mais il a été révélé que rien n’avait d’évidence. C’est dans les interstices de la perception que réside cette vérité que le réel résiste à la volonté bourgeoise. C’est dans les brèches du regard que la bourgeoise se révèle être la négation même de la vie. C’est dans les trous du monde qu’il faut jeter son corps pour authentifier au mieux ce qu’est l’existence. Les personnages chercheront alors à se faufiler dans les béances des phénomènes, ielles chercheront, par la spiritualité, le communisme, l’art ou le sexe, à toucher, dans sa forme épurée, un au-delà du carcan bourgeois, un au-delà des phénomènes, une sorte de plus value impalpable de l’existence, une production pure du désir pur, la “production de la production” diraient Deleuze et Guattari, qui donne au réel un poids supplémentaire que ne sauraient avoir sa simple matérialité, son concept, ou sa représentation. Le Visiteur n’a pas de nom, n’a pas de cause : IL EST pleinement. IL EST, dans la plénitude de sa présence qui ne répond, ne satisfait, ni ne comble aucun manque. IL EST cette plus value, cette production objectivée du désir comme force motrice. IL EST le seul à avoir la transparence de la pellicule. IL EST le plein que chacun.e cherche pour remplir sa vie. IL EST le seul à pouvoir faire craqueler la barrière des corps-images, car même la caméra y échoue. Oui, malgré les gros plans sur grand écran, les images restent opaques : la caméra, pas plus que l’œil, ne peut pénétrer la chair. Les visages sont comme des déserts, ils sont faits de sillons, de reliefs, et sont insondables. La parole du roman advient alors, au fur et à mesure du tournage, non pas pour résoudre ce mystère mais pour le nommer : « Comme le lecteur s’en sera sans doute déjà aperçu, notre propos consiste moins en un récit qu’en ce que l’on pourrait appeler, en langage scientifique, un relevé » écrit Pasolini dans le 4ème chapitre de son roman Théorème.

Pierre Maillet nous propose, dans sa mise en scène, cet aller-retour entre le mystère de l’image insondable et le verbe nommant le mystère. Il fait de ce dialogue un trilogue en rajoutant, au début de la pièce, quelques extraits de “Qui Je Suis”, éclairant l’œuvre par l’artiste et l’artiste par l’œuvre. Si les derniers mots de Théorème sont, pour Pasolini, ceux de la Bible «Tu m’a séduit, Dieu, et je me suis laissé séduire, tu m’as violenté (même au sens physique du mot) et tu as eu le dessus. Je suis devenu objet de dérision, chaque jour, chacun se gausse de moi…. » (Jérémie, XX, 7), les derniers mots de la pièce seront, dans la mise en scène de Pierre Maillet, les derniers de “Qui Je Suis” : “Eh bien, je vais te confier, avant de te quitter, que je voudrais être compositeur de musique, vivre avec des instruments dans la tour de Viterbe que je n’arrive pas à acheter, dans le plus beau paysage du monde, où l’Arioste serait fou de joie de se voir recréé avec toute l’innocence des chênes, collines, eaux et ravins, et là, composer de la musique, la seule action expressive peut-être, haute, et indéfinissable comme les actions de la réalité.” Vient ensuite un épilogue, mettant Pier en scène lors d’un concours en Ecole Nationale Supérieure d’Art Dramatique, un parcours libre dans lequel Pier semble ne rien faire. “Que se passe-t’il ?” interroge le Jury. “J’attends”, répond Pier. Ainsi, la quête désespérée des personnages de Pasolini se meut, chez Pierre Maillet, en attente du retour, apocalyptique, du mystérieux visiteur tant aimé.
Marie Reverdy
A partir du film et du roman Théorème ainsi que du texte Qui Je Suis de Pier Paolo Pasolini adaptation et mise en scène : Pierre Maillet avec : Arthur Amard, Valentin Clerc, Alicia Devidal, Luca Fiorello, Benjamin Kahn,Frédérique Loliée, Pierre Maillet, Marilú Marini, Thomas Nicolle,Simon Terrenoire,Elsa Verdon, Rachid Zanouda collaboration artistique : Charles Bosson et Luca Fiorello assistanat à la mise en scène : Thomas Jubert lumières : Bruno Marsol son : Guillaume Bosson scénographie : Nicolas Marie costumes : Ouria Dahmani-Khouhli perruques et maquillages : Cécile Kretschmar
production : Les Lucioles — Rennes
coproduction : La Comédie de Saint-Étienne — Centre dramatique national ; La Comédie de Colmar — CDN Grand Est Alsace ; La Comédie de Caen — CDN de Normandie ; Théâtre National de Bretagne — Rennes ; Théâtre Sorano — Toulouse ; Théâtre + Cinéma — Scène nationale du Grand Narbonne
avec l’aide du Ministère de la Culture (dispositif compagnonnage) et le soutien de la SPEDIDAM
Théorème de Pasolini est publié aux éditions Gallimard, collection Folio.
Qui je suis. de Pasolini est publié aux éditions Arléa, collection Poche.