Mes Jambes, si vous saviez, quelle fumée… Pierre Molinier par Bruno Geslin

Du 18 au 21 avril, le théâtre des 13 vents accueille “Mes Jambes, Si Vous Saviez, Quelle Fumée…”, mise en scène par Bruno Geslin. La pièce évoque la vie et l’œuvre du photographe érotique Pierre Molinier, à partir des enregistrements que Pierre Chaveau a réalisé en 1972 et que Pierre Maillet et Bruno Geslin ont adaptés pour la scène. La pièce dialogue avec le Qui Vive ! du 15 avril, conçu par Pierre Maillet et Bruno Geslin, lors duquel une rencontre avec Pierre Chaveau a eu lieu. Elle s’est prolongée, le 20 avril, par une discussion avec l’équipe artistique. En recréant cette pièce initialement créée en 2004 autour de la figure de Pierre Molinier – son oeuvre plastique, sa vie dans son atelier, et sa mort d’une balle dans la bouche – Bruno Geslin et le théâtre des 13 vents nous permettent de discuter de nos désirs, de nos fantasmes, de nos tabous, prouvant que l’art n’a pas perdu de sa valeur subversive.

Mes Jambes – Bruno Geslin, La Grande Mêlée ® Jean-Louis Fernandez

On ne peut pas s’empêcher de tomber dans le piège, avec une certaine délectation, de croire connaître un.e artiste quand on connaît son œuvre. À regarder les œuvres de Pierre Molinier, depuis sa toile Le Grand Combat peinte en 1951 jusqu’aux photomontages qu’il réalise dès les années 60, on se figure facilement un homme introverti et torturé, un homme seul avec son obsession fétichiste de la jambe, du talon aiguille et du bas de soie, un homme vivant dans l’obscurité nécessaire à l’art photographique. Mais à l’entendre, lui et son rire communicatif, grâce aux enregistrements des entretiens réalisés par Pierre Chaveau en 1972, on se figure une personne généreuse, expansive, “solaire” dira Bruno Geslin. Pierre Molinier, l’homme, vient frotter contre son œuvre plastique. Il y a une tension entre l’homme et l’œuvre, qui se manifeste selon la modalité du canard-lapin (image-illusion sur laquelle l’œil ne peut saisir le canard et le lapin simultanément). Chez Pierre Molinier, ce sont les mêmes éléments qui composent l’ombre et la lumière, le masque et le vrai, la vie et l’art.

Le mythe fondateur et le silence.

Pierre Molinier, par la bouche de Pierre Maillet, se raconte : son mariage raté, son atelier, le salon des indépendants de Bordeaux, etc. Puis vient ce moment inattendu, qui tombe avec la franchise du réel, sans pour autant que nous soyons sûr.e.s de la véracité factuelle du propos, mais avec la certitude, néanmoins, de sa force fondatrice. Ce “mythe”, comme l’appelle Bruno Geslin, met en scène Eros, Thanatos et Anubis, pourrait-on dire : Eros (dieu grec de la force productive du désir), Thanatos (dieu grec de la mort) et Anubis (dieu égyptien funéraire, maître des nécropoles et protecteur des embaumeurs). Ce mythe marque la naissance de l’identité artistique de Pierre Molinier, et comme toute naissance, elle est liée à la mort, et comme toute mort, elle est liée au désir, et comme tout désir, il est lié à la naissance, etc. Ce mythe raconte un moment de deuil, celui de la sœur aînée chérie alors que Pierre Molinier était encore enfant. Une volonté de retenir l’être aimé : Pierre Molinier décide de photographier le corps embaumé de sa sœur, habillée en communiante dans son cercueil. A la vue des bas, noirs, qui recouvraient ses jambes, quelque chose s’est produit, comme un éclair, un éblouissement, dans une sorte de jouissance extatique enduisant sur sa sœur le sperme de ce moment : “elle est partie avec le meilleur de moi-même”, dira Pierre Molinier après un long silence.

Mes Jambes – Bruno Geslin, La Grande Mêlée ® Jean-Louis Fernandez

Un mythe, ce n’est pas un fait divers, c’est autre chose. Œdipe, Tantale, Médée, ne sont pas jugé.e.s comme on juge les cas d’incestes, de cannibalismes ou d’infanticides lorsqu’ils ont lieu dans l’espace de nos vies quotidiennes. La violence des images du mythe nous saisit sans que nous puissions la saisir. Le mythe, puisque fondateur, est antérieur à la morale, car c’est le mythe qui fonde la morale et non l’inverse (sinon c’est une allégorie). Le mythe, c’est le Tohu-Bohu des ivresses, des angoisses, des désirs : toutes ces choses qui sont dans le corps avant d’être dans la vie psychique ou dans la vie sociale.

Dans cette histoire, tous les motifs qui composeront les œuvres plastiques de Pierre Molinier, ainsi que la vie comme œuvre de Pierre Molinier, sont là : le bas, la jambe, le visage figé ou le masque conjurant les rides, le sperme dans le glacis recouvrant les toiles, la mort, la jouissance. Quid de la relation frère-sœur à l’intérieur de ce mythe ? pourrait-on demander. Et bien il s’agit d’un mythe fondateur, pourrait-on répondre, et non d’une explication causale. A ce titre, l’inceste frère-sœur a valeur de figure, non de narration factuelle. L’inceste frère-sœur nie l’altérité pour densifier la personne, il manifeste la possibilité de naître à soi-même, de s’auto-engendrer. Dans les mythes, la relation frère-sœur est synonyme d’arrachement à la terre car le mariage frère-sœur empêche la dispersion génétique qui éparpille la présence. Il densifie l’héritage, avec cette illusion qu’il extrait la substantifique moelle de la lignée. Il resserre le flux et contrevient à la dissolution de soi dans l’horizontalité du monde. L’inceste frère-sœur fabrique le corps des dieux, le corps du souverain libre, le corps de l’individu, le corps arraché. L’inceste post-mortem procède d’une densification de soi dans les deux royaumes du monde : celui de la vie et celui de la mort.

Mes Jambes – Bruno Geslin, La Grande Mêlée ® Jean-Louis Fernandez

Si un bout de Pierre Molinier est parti avec sa sœur ce jour-là, quelque chose, également, est né. Le mythe fondateur, c’est un peu comme le plan d’immanence chez Deleuze et Guattari : cela nait bien de quelque part, mais cela se positionne comme ayant fondé ce qui lui a donné naissance. En ce sens, le mythe fondateur échappe à la linéarité du temps, et le personnage mythique, ce faisant, échappe à la mort… On pourra dire qu’il aura réussi, le bougre, à se donner la mort et à y échapper.

Libre, subversif, problématique, sulfureux…

La pièce Mes Jambes, si vous saviez, quelle fumée…, est une recréation : “J’ai décidé qu’on allait tout reconstituer par la mémoire, par le souvenir du spectacle, sans s’appuyer sur des éléments enregistrés qui nous auraient enfermé.e.s.” nous dit Bruno Geslin dans un entretien avec Laure Dautzenberg. Le temps a fait son œuvre : “Quand on l’a créé, les acteurs avaient à peine 30 ans. Aujourd’hui ils ont 50 ans, et moi aussi. Il y a forcément quelque chose qui a changé chez nous dans le rapport au corps, le rapport au désir. […] peut-être qu’il y a 20 ans, on avait une très bonne compréhension du rapport au désir, mais un peu moins du rapport à la finitude” poursuivra Bruno Geslin.

En ayant créé la pièce en 2004, en l’ayant recréée en 2013 et en la re-recréant aujourd’hui, en 2022, Bruno Geslin constate que les adjectifs qui qualifient Pierre Molinier à travers la presse changent : de “libre” en 2004, il est plutôt qualifié comme “subversif” en 2013, et évoqué comme “problématique” en 2022. C’est que le temps a tout travaillé : il a certes travaillé le regard et la sensibilité de Bruno Geslin, qui confirme que sa rencontre avec l’œuvre de Pierre Molinier a changé sa vie. Il a travaillé la mémoire et le corps des acteurices Pierre Maillet, Elise Vigier et Jean-François Auguste. Mais il a également travaillé au corps nos sensibilités émoussées, voire nos susceptibilités émulsionnées par les récents débats sur les limites de l’art. Certaines réactions en témoignent : la figure de Molinier agit comme un miroir. Ce n’est pas lui qui est libre, subversif ou problématique : lui, il se contente d’être. Corps écran, il révèle, comme sur une photographie, le portrait de notre monde nostalgique, ou curieux, ou agacé. “Pierre Molinier n’essaie de convertir personne, il ne milite pas, il est ce qu’il a envie d’être et tout ce qu’il raconte, il le raconte de la manière la plus simple, la plus crue qui soit : il parle de la sexualité comme on parle de la pluie et du beau temps” dira Pierre Maillet. Pierre Molinier évoque sa sexualité, rit, parle de la mort entre deux anecdotes et quelques blagues, se souvient de certaines rencontres, évoque ses fantasmes. Une parole franche, une mise en scène de la suggestion, une lumière tamisée, Mes Jambes, si vous saviez, quelle fumée… a la précision et la douceur des toiles de Jouy qui étoffent le plateau.

Mes Jambes – Bruno Geslin, La Grande Mêlée ® Jean-Louis Fernandez

Ni le corps, ni l’œil, ni l’intelligence, ne peuvent s’endormir. “A chaque fois que l’on est confronté à Molinier et à son œuvre, quelque chose nous revitalise, quelque chose d’extrêmement vivant” nous dit Bruno Geslin. Pierre Molinier a fait une œuvre et s’est fait œuvre. Il a dessiné un personnage qui n’est pas mensonge mais révélation à soi-même, intensification de l’existence, car “le vice n’existe pas, dit-il, ce qui existe, c’est la passion”. Passionné de bas, de jambes, de Talons aiguilles, cet “homme-putain” comme il l’écrit lui-même, construisant son androgynie et à l’humour un peu franchouillard, affirme, au fil de son récit, ne pas être un homme de mots. Le début de la pièce, construite comme une séance d’hypnotisme, nous l’avait clairement dit, c’est avec l’intelligence du corps qu’il nous faut considérer l’œuvre : il faut sentir ce qu’il y a non pas au-delà, mais en-deçà du dit. Seule la pudibonderie bourgeoise reste collée à la discursivité du langage, et c’est pour cela qu’elle nomme la liberté “indécence”.

Si le mythe fondateur éclaire la vie de Pierre Molinier, sa mort authentifie son existence. Pierre Molinier met fin à ses jours en 1976 en se tirant une balle dans la bouche : c’est lui qui choisit, pas elle ! L’affirmation même de cette liberté est une jouissance qui prend la forme d’un éclat de rire. Le jour de sa mort, Pierre Molinier note : “Je me donne volontairement la mort, et ça me fait bien rigoler”.

Marie Reverdy

Adaptation théâtrale : Bruno Geslin et Pierre Maillet
d’après les entretiens de Pierre Chaveau avec Pierre Molinier réalisés en 1972
mise en scène : Bruno Geslin

avec Pierre Maillet, Elise Vigier, Jean-François Auguste
images : Bruno Geslin et Samuel Perche
confection des masques :  Samuel Perche
conception costumes : Laure Mahéo
costumes 2022 : Hanna Sjödin
régie générale : Guillaume Honvault
création son : Teddy Degouys
régie son : Pablo Da Silva
régie lumière : Jean-François Desboeufs
régie plateau : Yann Ledebt
régie vidéo : Jéronimo Roé

production : La Grande Mêlée

coproduction : TNB, Rennes, Théâtre des 13 vents, CDN de Montpellier, La Comédie de Caen, CDN de Normandie, L’Archipel, scène nationale de Perpignan, Théâtre Sorano, scène conventionnée Toulouse, Théâtre de Nîmes, scène conventionnée

Depuis septembre 2021, Bruno Geslin est artiste associé au Théâtre des 13 vents, CDN de Montpellier et au TNB, Rennes.

Entretien avec Pierre Chaveau de Pierre Molinier, est publié aux éditions Opales.

Publié par Marie Reverdy

Marie Reverdy est dramaturge et travaille avec plusieurs compagnies de théâtre et de danse, en salle ou en espace public. Elle intervient auprès des étudiants de l’Université Paul Valéry-Montpellier 3, des étudiants de l'Université de Nice Côte d'Azur, du Conservatoire de Montpellier parcours Théâtre, du DPEA de Scénographie de l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Montpellier et de la FAI-AR – formation supérieure d’art en espace public à Marseille. Formée à la philosophie, Marie Reverdy obtient son doctorat en 2008 avec une thèse consacrée à la question de la Représentation et de la Performance à partir d'un corpus d'Art Biotech. Elle aborde ainsi les liens entre Epistémologie, Ethique et Esthétique. Sa collaboration pour la revue d’art contemporain Offshore pendant près de 20 ans, pour laquelle elle rédigeait la chronique Théâtre, lui permet de se former auprès de Jean-Paul Guarino à l’exigence des concepts dramaturgiques et philosophiques déployés dans une langue qui échappe au formalisme universitaire. Marie Reverdy a également collaboré à la revue Mouvement pendant 5 années. Intéressée par la notion philosophique de Représentation, elle est l’autrice de l’ouvrage Comprendre l’impact des mass-médias dans la (dé)construction identitaire, paru en 2016 aux éditions Chronique Sociale. Elle a également publié Horace... Un semblable forfait, à partir d'Horace de Pierre Corneille, paru en 2020 aux éditions L'Harmattan. Pour ce projet, elle a fait dialoguer Droit et Théâtre en formant une équipe composée de juristes (magistrat et avocat.e.s) et de comédien.ne.s.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :