En attendant d’Y aller voir de plus près
En amont de la présentation de sa dernière création Y Aller Voir De Plus Près co-accueillie avec Montpellier Danse, Maguy Marin présente au théâtre des 13 vents – CDN de Montpellier, sa pièce Umwelt créée en 2004. En raison des mouvements sociaux contre la réforme des retraites, le Qui Vive ! précédé du séminaire d’Olivier Neveux n’aura pas lieu.

Nous en sommes là.
A inventorier des aptitudes.
A jouer du possible sans le réaliser.
A aller jusqu’à l’épuisement des possibilités.
Un épuisement qui renonce à tout ordre de préférence et à toute organisation de but ou de
signification.
A considérer ces quelques lignes de la feuille de salle, on voit poindre les lectures de lectures qui ont présidé à la pièce Umwelt : on reconnait clairement Deleuze lisant Beckett après avoir lu Spinoza, dans son texte intitulé L’Epuisé.
Gilles Deleuze, encore et toujours et encore et toujours sans jamais en épuiser les possibles
L’épuisé, c’est beaucoup plus que le fatigué. “Ce n’est pas de la simple fatigue, je ne suis pas simplement fatigué, malgré l’ascension”. Le fatigué ne dispose plus d’aucune possiblité (subjective) : il ne peut donc réaliser la moindre possibilité (objective). Mais celle-ci demeure, parce qu’on ne réalise jamais tout le possible, on en fait même naître à mesure qu’on en réalise. Le fatigué a seulement épuisé la réalisation, tandis que l’épuisé épuise tout le possible. Le fatigué ne peut plus réaliser, mais l’épuisé ne peut plus possibiliser. (Gilles Deleuze, L’Epuisé, Editions de Minuit)
Si, pour Gilles Deleuze, le fatigué est lié à la vie, l’épuisé, lui, peut l’être avant même de naître. La fatigue est la condition du possible car elle découle de la réalisation et que la réalisation du possible procède toujours par exclusion, parce qu’elle suppose des préférences et buts qui varient, remplaçant toujours les précédents. Ce sont ces variations, substitutions, disjonctions exclusives, qui fatiguent, à la longue. Tout autre est l’épuisement : on combine l’ensemble des variables d’une situation, à condition de renoncer à tout ordre de préférence et à toute organisation de but, à toute signification. L’épuisé s’épuise en épuisant le possible et inversement. Il épuise ce qui ne se réalise pas dans le possible. Il en finit avec le possible, au-delà de toute fatigue, “pour finir encore”. (Gilles Deleuze, L’Epuisé, Editions de Minuit)

Oui, nous en sommes là, regardant cet autre monde comme on regarde un miroir, dans son énigmatique étrangéité, dans son inquiétante étrangeté. Se regardant soi-même comme un autre, avec cette irréductible distance qui sépare le soi pensant et le soi pensé, le corps agissant et le corps agi, la chair éprouvante et la chair éprouvée. Nous regardons la scène comme étant cet autre monde un peu parallèle, un peu possible, un peu lointain, un peu perdu. Cet autre monde dont nous percevons les phénomènes sans en comprendre les motifs ou les buts, sans même qu’il nous soit possible d’en saisir les origines et les conséquences car la naissance et la fin de chaque geste nous sont cachées par la galerie des miroirs installés en fond de scène.
La composition elle-même est confiée au non-choix, permettant de renoncer à tout ordre de préférence et à toute organisation de but, à toute signification. En effet, Maguy Marin choisit les interprètes, certes, mais leur partition est tirée au sort. De même, le nombre des interprètes par action est déterminé en fonction des 24 combinaisons possibles (épuisables donc) dans l’ensemble des multiples de 7.
Persévérer dans son être, exister dans le vent, persister dans le froid, habiter la tempête.
Le vent balaie le fond de scène dans un vacarme assourdissant ; et si tout tremble, rien ne s’envole. On ne lutte pas contre le vent, ni contre le bruit, on vit avec. Tout dépend où l’on place le point zéro lorsque l’on parle de démesure : on ne part pas du même zéro selon que l’on compte en Celsius ou en Fahrenheit. On ne décrit pas le monde de la même façon selon que l’on compte en Celsius (défini par les états de l’eau) ou en Fahrenheit (défini par les plus basses températures enregistrées à Danzig et la température d’un cheval sain). Dans cet Umwelt (qu’il faut traduire par environnement), le point zéro de la vitesse du vent est de 100km/heure, le point zéro du silence est à 65 db. Construit en paysage, plusieurs rangées de miroirs verticaux placés en quinconce dessinent des brêches dans lesquelles le regard ne peut pas s’engouffrer : nous n’accédons qu’à l’affleurement. Ce monde ressemble, vu d’ici, à une frise gravée au fronton d’un temple ancien.

Les actions continues, à rythme constant, s’enchaînent en canon, contrepoint. Des actions individuelles, solitaires ou juxtaposées. Les corps des interprètes apparaissent et disparaissent sans cesse, enroulant leur déplacement autour des miroirs. Nous n’avons accès qu’à la surface des phénomènes et des gestes, perçus comme autant de figures désindividualisées : un casque lourd, un chapeau d’été, une couronne, un bouquet de fleurs, un baiser, etc.
Le vent balaie mais ne fait rien disparaitre : tout veut persister pour persister. On dirait que ce monde sombre vers un trou noir, que l’espace et le temps se distordent, et que c’est à partir du futur que nous assistons à la réminiscence de notre présent ; de nos guerres, nos amours, nos plaisirs vains. Nous voyons du passé un monde futur sombrer vers un trou noir, et nous voyons ce monde continuer à vivre comme si de rien n’était.
Certains corps, parfois, s’approchent du seuil, restent en bordure, et regardent vers la salle sans réellement nous voir, sentant, plus que percevant, notre présence comme un au-delà, un ailleurs ou un vague miroir, avant de retourner, comme aspirés, à leur existence. Ce monde éructe, éjecte ; quelques regards, quelques déchets, quelques cailloux.

Au beau milieu de cet irréductible espace qui nous sépare, à l’endroit de la rampe, la barre du temps et le fil des parques. Une bobine se déroule, cousu de fil blanc qui frotte les cordes de 3 guitares et performe la musique live signée par Denis Mariotte. Le fil se termine, la fin est arbitraire, nous nous regardons de part et d’autre du miroir ne sachant plus qui de nous est le reflet
Marie Reverdy
Conception : Maguy Marin
Avec : Ulises Alvarez, Kostia Chaix, Kaïs Chouibi, Daphné Koutsafti, Louise Mariotte, Lise Messina, Isabelle Missal, Paul Pedebidau, Ennio Sammarco
Dispositif sonore et musique : Denis Mariotte
Lumières : Alexandre Béneteaud
Costumes : Cathy Ray / Nelly Geyres
Son : Victor Pontonnier
Diffusion nationale et internationale : A Propic / Line Rousseau & Marion Gauvent
Coproducteurs : Le Théâtre de la ville à Paris, Maison de la danse à Lyon, Le Toboggan à Décines, Charleroi danse pour la reprise 2021, Teatro Rivoli pour la reprise 2021
Compagnie Maguy Marin — La Compagnie Maguy Marin à rayonnement national et international est soutenue par la Direction Régionale des Affaires Culturelles Auvergne-Rhône-Alpes — La Compagnie Maguy Marin est subventionnée par la Ville de Lyon, la Région Auvergne- Rhône-Alpes et reçoit l’aide de l’Institut français pour ses projets à l’étranger