Filles-Pétroles / Nadia Beugré, ICI-CCN

Nadia Beugré est artiste associée à ICI-CCN de Montpellier pour les années 2023 et 2024. C’est au studio Bagouet avec Filles-Pétroles qu’elle ouvre cette nouvelle saison, tandis que Prophétiques (on est déjà né.e.s) et L’Homme rare sont actuellement à l’affiche du Festival d’Automne. Nadia Beugré fascine, émeut, secoue, bouleverse, fascine à nouveau, émeut encore et vient d’obtenir le prix SACD « Nouveau Talent Chorégraphie 2023 ».

Nadia Beugré©Grit Weirauch

Le plateau comme ring, arène, agora…

Philippe Malone, il y a peu, citait Müller citant Godard : « l’important n’est pas de savoir comment faire un spectacle politique, mais comment faire politiquement un spectacle ». Cette phrase vaut pour le cinéma de Godard, le théâtre de Müller ou de Malone et pour la démarche chorégraphique de Nadia Beugré. En effet, pour Nadia Beugré le plateau est un « ring », une « arène » pourrait-on dire, une « agora » pourrait-on préciser. Son écriture chorégraphique est marquée par sa vie à Abidjan, entre les danses urbaines et les danses traditionnelles qu’elle apprend au sein du Dante Théâtre qu’elle intègre en 1995. C’est à cette période, en 1997, qu’elle fait une rencontre qui sera décisive dans son parcours, celle de Béatrice Kombé auprès de qui elle comprend que « la scène est un tatami, un ring sur lequel tout peut arriver ». Le plateau, chez Nadia Beugré, est l’espace de l’expression des luttes pour le droit fondamental à exister car oui, « on est déjà né.e » alors il faudra bien que cette existence soit reconnue ! De là une écriture qui fait du plateau non pas un espace de représentation mais un espace de représentativité : « les invisibilisé.e.s seront montré.e.s ». Le plateau, chez Nadia Beugré, dévoile tout un monde que l’espace social cachait sous le tapis. De là une écriture qui fait du plateau un espace à habiter en toute légitimité, « ici on ne joue pas : on est ! ». Et comme il est difficile « de se laisser aller à être », alors il faut l’affirmer. Irrépressible affirmation d’une force vitale qui traverse les corps, un « je suis là » comme expression d’une ode joyeuse à l’être…

Filles-Pétroles

Filles-Pétroles pourraient être, avec Prophétique (on est déjà né.es) et L’Homme Rare, un des volets d’une trilogie située au carrefour entre Abidjan, la question du genre, la question coloniale, et l’appartenance de classe.

Filles-Pétroles/Nadia Beugré©Malan Ange Gael

C’est dans le quartier Abobo, situé au nord d’Abidjan, que Nadia Beugré a rencontré Christelle Ehoué alias Gros Camion – car lorsqu’elle est là, « ni une voiture, ni un tramway, pas même le train, ne passe » – et Anoura Aya Larissa Labarest alias La Chinoise Pimentée – car elle allie « l’agilité de la ninja à la force et la douceur du piment ». Christelle et Aya sont deux filles-pétroles, aussi précieuses que l’or noir et dont la présence échappe au phénomène de l’évaporation. Comme Nadia Beugré avant elles, Christelle et Aya jettent leur corps dans la danse urbaine comme on le « jette dans la lutte » et s’emparent d’une arène traditionnellement réservée aux hommes. « Je ne voulais pas faire un spectacle qui parle des femmes, je voulais leur laisser la parole », explique Nadia Beugré.

Filles-Pétroles/Nadia Beugré©Malan Ange Gael

Nadia Beugré compose avec le réel, pour une écriture au cordeau, fourmillante de références et posant chaque geste et chaque mot avec la solidité de l’évidence. « Brute et ciselée » serait, je crois, le qualificatif le plus juste pour parler de l’écriture de Filles-Pétroles.

Au plateau, Christelle et Aya déploient une qualité de présence dont la densité pourrait tordre l’espace-temps. Les mouvements inspirés, entre autres, du coupé-décalé, donnent la sensation que leur corps sont traversés de flux contradictoires, paradoxaux, oxymoriques. Sur l’instabilité d’une bâche glissante, cernée de chaises qui délimitent l’espace du podium, du ring ou du bal, Christelle et Aya pétrissent une lourde pâte à pain polysémique : elle sera tantôt chausses, tantôt coiffe, fardeau, masque, projectiles. Cette pâte évoque celle des galettes qui se vendent dans les rues d’Abobo.

Filles-Pétroles/Nadia Beugré©Anne Volery

Christelle prend la parole, elle harangue le public en pétrissant son ventre ; lui aussi est à vendre, comme beaucoup de choses ici : de la proposition glaçante au chapeau léger du spectacle de rue, de la préciosité du pétrole à son exploitation, de l’incandescence à l’épuisement… « Un bout de chair ? Je me vends : 200 euros ! Un salto de la chinoise pimentée ? 10 euros ! pour 1000 euros, elle reste en l’air ! ». Filles-Pétroles se déploie au son et au sens du coupé-décalé, dont le terme recouvre autant un genre musical ivoirien né entre Abidjan et Paris dans les années 2000 par Douk Saga dont la danse était décalée par rapport au rythme musical, qu’une expression signifiant, dans un premier temps, « voler et partir sans payer » puis, dans un second temps, « gagner de l’argent et l’envoyer par mandat au pays ». Grande ou petite porte, couper dans un sens ou dans l’autre, au sens propre ou au sens figuré, les filles-pétroles sont là. Mouvement, flux : la créativité se fait dans les circulations, d’Abobo à Montpellier et de Paris à Abidjan.

Filles-Pétroles/Nadia Beugré©Anne Volery

Il y a quelque chose de relativement beckettien sur le plateau : dans la façon de l’habiter et dans l’effectuation de gestes comme fin, non comme moyen. On attend, peut-être, que les chaises se remplissent, et en attendant, on détourne la pâte à pain, on vend tout ce que l’on peut, on danse un entrelacs de boxe, de logobi, de coupé-décalé, d’acrobaties, de roukasskass, sur une musique originale de Yoan Richard et certains morceaux de Fally Ipupa et Roma Chiyaya. Aya danse jusqu’à épuisement : « ça vous va ? » demande Gros Camion au public. L’Histoire et la sueur affleurent à la surface de la peau. Elles s’asseyent, Christelle évente Aya en faisant tournoyer son t-shirt, dans un mouvement qui rappelle les accessoires et mouvements du Zaouli, danse traditionnelle ivoirienne, interprétée par des hommes aux masques imposants pour célébrer la beauté féminine. Il n’y aura pas de masque, ici, pour célébrer les femmes d’Abidjan qui entrent dans l’arène des hommes, avec la force que donne la conviction à être là, légitimement, aussi indéboulonnables qu’un « gros camion », inévaporables comme le pétrole.

Marie Reverdy

Direction artistique : Nadia Beugré | Assistant : Christian Romain Kossa | Interprètes : Anoura Aya Larissa Labarest, Christelle Ehoué | Musique originale : Yoan Richard | Autres musiques : Fally Ipupa Seul amour, Roma Chiyaya Sur le beat | Création lumière : Beatriz Kaysel

Production : Libr’Arts / Virginie Dupray | Coproduction : La Briqueterie CDCN-du-Val-de-Marne, Le Théâtre de Rungis, CCN2 Grenoble – Accueil studio, Théâtre Molière de Sète Scène nationale Archipel de Thau, ICI—CCN Montpellier Occitanie / direction Christian Rizzo | Avec le soutien du Goethe-Institut Abidjan dans le cadre du FondsA(RT)VENIR et de la DRAC Occitanie – Ministère de la Culture et de la Communication.

Un avis sur « Filles-Pétroles / Nadia Beugré, ICI-CCN »

  1. Excellente critique-témoignage que cet article sur Filles Pétrole / Nadia Beugré, ICI-CNN !
    Tant sur le fond que sur la forme.
    Merci pour cette lecture qui m’a convaincu d’évidence que j’ai raté un sacré spectacle.
    Qui plus est, mon plaisir que j’ai pris à parcourir ces lignes, mon envie déclenchée de m’y camionner pour de vrai une fois prochaine, compensent néanmoins pour partie ma sensation première de frustration avérée.
    C’est DiT

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