Début de Montpellier Danse 43 et Prophétique (on est né.es) de Nadia Beugré

Le Printemps des Comédiens s’est terminé il y a quelques jours, le programme a été rangé aux archives personnelles de notre théâtre intime. En ce 21 juin nous entrons dans l’été, et dans la DANSE, et nous nous jetons, à corps perdu, dans les bras nietzschéens qui accompagnent la programmation de cette 43ème édition.

“L’art des artistes doit un jour disparaître entièrement absorbé dans le besoin de fête des humains : l’artiste retiré à l’écart et exposant ses œuvres aura disparu : les artistes seront alors au premier rang de celleux qui inventent pour la joie et pour la fête.” Nietzsche, “Aurore” (Fragments posthumes – 1879)

Couverture du Programme Montpellier Danse 43 – Djamel Tatah, Sans Titre 2018 © Franck Couvreur

Cette 43ème édition de Montpellier Danse tire le fil de la mémoire, tricote et détricote les traces qu’il nous reste des œuvres chorégraphiques, entre ce qui fût (l’archive) et ce que nous en avons retenu (nos souvenirs). Et sûrement, reprogrammer, aujourd’hui, Noces et Annonciation d’Angelin Preljocaj, la première créée en 1989 et l’autre en 1995, c’est mesurer à quel point la danse ne saurait se reproduire à l’identique. Non pas uniquement que le monde et notre sensibilité de spectateurices aient changé, mais parce que les corps eux-mêmes ont fondamentalement changé, révélant combien la corporéité, dans sa dimension anthropologique liée à l’idée que l’on se fait d’être un corps et/ou d’avoir un corps, modifie en profondeur l’état, la présence, la qualité des mouvements, la masse, etc. Il y a toujours quelque chose qui échappe, qui est irréductiblement là, comme un révélateur profond du monde entendu comme “le réel que nous habitons”. “Habiter le monde en poète” disait Heidegger, ou en “chorégraphe”, en “danseureuse”, en “corps” et toujours en “mouvement”… La machine créatrice et désirante avance.

Il est parfois nécessaire de ralentir pour vérifier le paysage, et nos trajectoires : on ne sent pas toujours que le monde change car il se modifie selon la technique du morphing. Mais le regard que l’on jette en arrière, ou plutôt, l’arrière que l’on jette devant soi pour mieux le regarder, nous permet de mesurer les changements, certes, mais également à quel point l’aube et le crépuscule produisent la même lumière : leur différence ne résidant que dans notre oeil et notre appréhension de la nuit. Dilatant ce présent que l’on voudrait interminable, la programmation de Jean-Paul Montanari affirme que l’importance accordée à l’extrême richesse d’un passé récent qu’il convient d’interroger, n’engloutit en rien l’évidence d’un avenir que l’on voit poindre, une danse d’un jour nouveau, faite d’un geste qui déborde de toutes parts le plateau. C’est pour cette raison, probablement, que la citation que Jean-Paul Montanari a choisie en exergue du programme est extraite d’Aurore et non du Crépuscule des Idoles. C’est sûrement pour cette raison, également, que Nadia Beugré nous annonce, en ce début de festival, une prophétie tellement réalisatrice qu’elle a déjà eu lieu : “On est déjà né.e.s”

Prophétique. (On est déjà né.es) de Nadia Beugré – Version du 21/6 sans le monologue de fin.

NadiaBeugreProphetique©WernerStrouven

Cette phrase, “On est déjà né.e.s”, je l’ai entendue, à moultes reprises, dans le milieu du Voguing. Elle en dit long : “Nous ne sommes pas fabriqué.e.s mais révélé.e.s par nos revendications. Il va bien falloir faire avec cette inaliénable réalité qui est que nous sommes. Rien ne sert de nous cacher sous le tapis car c’est un fait irréductible : nous existons.” Pour cette prophétie, Nadia Beugré est partie à la rencontre des milieux transgenres d’Abidjan. Dans un entretien réalisé à l’Agora par Marie-Pierre Soriano, Nadia Beugré explique sa rencontre avec une partie des interprètes : “Ce soir-là, il y avait une soirée exceptionnelle dont je n’étais pas au courant, un drôle de cabaret sur une petite scène dans le fond du bar. J’ai vu des personnes drôles, émouvantes, talentueuses, qui s’affirmaient, qui rêvaient, qui croyaient en ce qu’elles faisaient, qui persistaient, qui partageaient dans une grande intimité. Une intimité dans laquelle j’ai pu entrer, un espace, un endroit, où chacun.e pouvait parler, librement. Car la plupart jonglent avec une sorte de double jeu périlleux, une double vie. La journée, elles sont esthéticiennes, coiffeuses sur les marchés, contribuant à l’économie de la société. La nuit, elles essaient de trouver des endroits à elles pour pouvoir se retrouver, rêver, et délirer.” Dans cette création Prophétique, les nuits sont bien plus longues que le jour. Nous entrons dans la salle du Théâtre de La Vignette, en pleine fête, en pleine musique, en pleine danse. Le son, les rires, les cris habitent cette nuit blanche jusqu’à la pointe du jour qui sera fait de manucures, de coiffures, d’habillages, de maquillages et d’ambiance de salon. Le jour est sobre, silencieux, calme et respire quelque peu l’ennui. « L’ennui naquît un jour de l’uniformité » disait Houdart de La Motte au début du XVIIIe siècle… Jusqu’au moment des “languissantes clartés”, interminables, qui se situent entre chiens et loups. Nous entrons alors, à nouveau, dans la nuit tant attendue : les carcans tombent et les corps se déploient, le noir se fait dans la salle. Nous retournons dans l’ambiance de ce cabaret d’Abidjan où tout a commencé.

NadiaBeugreProphetique©WernerStrouven

Au milieu de la musique, quelques paroles laissent entendre la discrimintion, et les insultes… Si Abidjan fait figure de ville avant-gardiste quant aux droits LGBTQIA+, dans la mesure où il n’y a pas de loi qui condamne l’homosexualité, il n’existe néanmoins aucune loi pour protéger le droit des personnes LGBTQIA+. En effet, en novembre 2021, le Conseil constitutionnel a modifié l’article 226 du code pénal ivoirien pour retirer l’orientation sexuelle comme motif de discrimination, faisant ainsi sauter la seule loi qui protégeait le droit des personnes LGBTQIA+. “C’est un véritable recul car la société, elle, elle condamne », explique l’un des organisateurs du tout jeune festival Awale (”Aimons-nous” en langue locale Béthé). « On vit constamment dans la peur. Donc on vit cachés, on ne s’exprime pas assez, on n’a pas les possibilités de s’exprimer pleinement », précise-t-il à Brice-Stephane Djedje, sociologue spécialiste des études LGBTQIA+. L’espace dense, et précieux, des nuits transgenres d’Abidjan continue à revendiquer son oasis de liberté…

Sur scène, Beyoncé, Canel, Jhaya Caupenne, Taylor Dear, Acauã El Bandide Shereya, Kevin Kero se retrouvent autour de leur cause queer commune. Chacun de leur mouvement est une libération, sans cesse affirmée, pour une liberté politique qui se fait attendre. Dans ce cabaret, elles sont pieds et poings libres. Le plateau se construit entre carnaval, 70’s, voguing, twerk et sororité. Pour Nadia Beugré, “le voguing, leur vocabulaire venu du coupé-décalé revisité, la façon dont elles marchent, dansent, parlent, c’est toute une culture à elles, puissante et singulière, c’est tout ce mélange là qui donne une couleur d’espoir.”

Le Voguing naît dans les années 70 à New-York. Le mouvement est avant tout celui d’une affirmation d’existence des personnes LGBTQIA+ racisé.e.s, afro-américaines ou latinas, pas ou peu représentées dans les milieux Transgenres. Il s’agit de se célébrer dans son identité en caricaturant les photos de mode du magazine Vogue, les podiums, les codes vestimentaires des catégories sociales élevées, blanches et hétéronormées : une sorte de catharsis qui exorcise la violence des modèles excluant. Dans les ballrooms pour personnes LGBTQIA+ non-blanches, quelques mouvements deviennent emblématiques et composeront l’identité chorégraphique du Vogue Fem créé par les Fem Queen (femmes transsexuelles). Sur le plateau, les cinq principaux mouvements qui structurent le vocabulaire du Vogue Fem sont convoqués : le catwalk, le duckwalk, le handsperformance, le floorperformance, et le Dip. Polysémique, le vocabulaire du Vogue Fem évoque, ici, autant la joie des fêtes que la violence faite aux corps : le Dip devient chute violente, le floorperformance se fait parfois rampant…

NadiaBeugreProphetique©WernerStrouven

Le Voguing n’est pas qu’une danse, c’est un mouvement qui s’organise en Houses, véritables havres de paix au sein desquels on se célèbre au lieu de se cacher. Le but du Voguing est clairement politique et activiste : il s’agit de trouver le moyen de continuer à se libérer et se célébrer en dehors du plateau, en dehors de la House, dans un monde encore hostile. Le geste de célébration du Voguing déborde le plateau de toutes parts, et Nadia Beugré n’a pas oublié ces précieux moments hors-cadre, on a pu le constater lors de l’arrivée, au goutte à goutte, des interprètes sous le préau du Théâtre de la Vignette et de la tonne d’applaudissements qui se sont faits entendre à chaque fois : le spectacle est finit mais la célébration continue.

Le corps noir de la femme trans est d’emblée politique, sa revendication à être le place dans ce que Deleuze appelait le “Devenir Mineur”, déboulonnant les images institutionnalisées des corps normés, déstabilisant les certitudes pré-visibles et pré-jugeantes qui étouffent nos existences. Je dois bien avouer qu’en les regardant affirmer leur liberté, dans la musique assourdissante de cette Prophétie, j’ai entendu un des verrous de mon corps de femme qui commençait à sauter.

Marie Reverdy

Prophétique. (On est déjà né.es) de Nadia Beugré – Version sans monologue de fin. Direction artistique : Nadia Beugré — Avec Beyoncé, Canel, Jhaya Caupenne, Taylor Dear,
Acauã El Bandide Shereya, Kevin Kero — Scénographie : Jean-Christophe Lanquetin —
Création lumière : Anthony Merlaud — Assistants artistiques : Christian Romain Kossa,
Adonis Nebié
Production : Libr’Arts / Virginie Dupray
Coproduction : Festival Montpellier Danse 2023, Kunstenfestivaldesarts Bruxelles, Théâtre Le Rideau Bruxelles, Points Communs Cergy Pontoise, Holland Festival Amsterdam, CULTURESCAPES 2023 Sahara, ICI-Centre Chorégraphique National de Montpellier Occitanie / direction : Christian Rizzo, Festival d’Automne à Paris, Centre Pompidou Paris, La place de la danse CDCN Toulouse Occitanie, théâtre Garonne scène européenne Toulouse, Fonds Transfabrik – Fonds francoallemand pour le spectacle vivant, Tanz im August / HAU Hebbel am Ufer Berlin, Spielart Festival Munich, Theater Freiburg, Africa Moment.
Libr’Arts est soutenue par la DRAC Occitanie – Ministère de la Culture et de la Communication, au titre de compagnie conventionnée de la région Occitanie.

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