Black Lights de Mathilde Monnier – Montpellier Danse

Dans le théâtre de l’Agora, tandis que le ciel commence à se couvrir d’étoiles et qu’on entend les mouettes rire et festoyer, Mathilde Monnier nous présente sa dernière Création “Black Lights”, créée à partir de témoignages extraits de la série H24 de Valérie Urrea et Nathalie Masduraud, diffusée sur Arte en 2021. La soirée se prolongera, au milieu de la nuit, dans la cour de l’Agora pour la remise des insignes de Commandeur des Arts et des Lettres à Jean-Paul Montanari.

Mathilde Monnier, Black Lights © M. Coudrais

Black Lights de Mathilde Monnier

Quelque chose vient d’exploser, comme une irruption volcanique. Le plateau est jonché de pierres encore fumantes. Un verrou a sauté, la conscience affleure : “non, ce n’était pas normal”. La parole se déverse parce qu’il faudra bien, un jour, dire la violence pour pouvoir la dénoncer. Les témoignages que les 8 interprètes porteront au plateau sont extraits de la série H24 de Valérie Urrea et Nathalie Masduraud diffusée sur Arte en 2021. Ils sont issus d’une commande faite à 24 autrices qui ont écrit à partir de faits réels.

La robe de l’avocat représente la fonction et fait oublier l’homme, sauf lorsqu’il s’agit d’une femme… Une méthode de déstabilisation de l’avocate d’une partie, par l’avocat de la partie adversaire, consiste à lui faire une remarque sur son physique : “ça te va bien ce chignon”. Le premier témoignage raconte ce moment, banal, où la femme est renvoyée à ce qu’on s’imagine qu’elle est : une femme. Et ce faisant, elle est renvoyée à toutes les connotations d’être femme, à commencer par l’impératif d’être “mignonne”, d’être “coquette”, d’être “bêbête”, d’être “flattable”, d’être “aimable”, d’être “baisable”, de “rester à sa place”. Sexe faible, il est posé comme un fait qu’elle ne joue pas dans la même cour que ses homologues masculins… Justifier, prouver, en faire plus… mais ce n’est jamais assez. Surtout, ne pas répondre au mépris par des cris. HYSTÉRIQUE ! INCOMPÉTENTE ! Non, vraiment, on ne joue pas dans la même cour. Ou plutôt, nous ne sommes pas à armes égales. Ce n’est pas grand chose pourrait-on dire : seulement une remarque sur une coiffure, là où on aurait dû parler d’une affaire. Seulement voilà : Ecce Femela ! Ça en dit long sur un point : la femme est perçue comme une “femme” avant d’être perçue comme un être humain… De là le manque d’empathie à son égard, jusqu’à accepter la violence conjugale comme épiphénomène de la sphère privée, et non comme résultante de la discrimination sexiste. Susurrer des insanités à l’oreille des passantes, frapper le corps et le visage dans le secret de la chambre, renvoyer aux cuisines : les replis intimes de notre réel se présentent comme les angles morts de la justice…

Chaussées de bottines à talon, le pied des interprètes fait bloc désarticulé. Jonchant le sol, elles manipulent leurs corps, sont marionnettes et marionnettistes, intériorisant le male gaze entre pauses suggestives fabriquées et corps accidentés. Le corps offert perçu comme désirable se dévoile dans la violence de sa réification. Male gaze gazed by female gaze.

Dans ce paysage de pierres fumantes, le gazouillis des oiseaux se fait bruissement de commentaires… Sifflements, “charmante !”, bruit de bouche, “t’as perdu ton sourire ?”… Combien de fois par jour tous les jours..? Faire comme si de rien n’était ? Ignorer ? Droit d’être importunée ? “Que faisais-tu la nuit si tard ? Tu sais comment sont les hommes pourtant, ils courent la ville et les femmes, ils battent la campagne et les femmes. C’est à toi et à toi seule que revient la responsabilité de ta protection !” Ite missa est ! à moins que l’on se retourne pour inverser les rôles entre sujet et objet, et que la proie se mette à regarder le chasseur… Les témoignages évoquent la violence, et le refus de la violence.

Mathilde Monnier, Black Lights © M. Coudrais

“C’est un peu frontal, ça manque de distance”, diront certains. “Ce que tu ne peux que difficilement voir et entendre, toutes sont obligées de le vivre quotidiennement” répondra l’œuvre. Il se pourrait que ça oppresse. Pourtant, la chose témoignée est tout simplement posée (comment pourrait-elle l’être autrement ?) Malgré l’adresse directe, rien n’est jeté au visage. La parole, comme une pierre brûlante, est déposée dans l’écrin formé par la présence chorale du groupe – que la solidarité de la cause commune impose – et par la présence individuée de chacune des interprètes. Car être femme n’est pas une identité homogène, supposant une ressemblance des femmes entre elles, mais une condition partagée, supposant une cause commune contre des violences similaires.

Les Black lights éclairent le monde en contre-champs, en négatif. Elles pointent leurs faisceaux vers le seuil que franchit la honte lorsqu’elle change de camp, libérant la parole sur son passage. Black Lights est faite “pour continuer à poursuivre ce formidable coup de poing qui nous fait comprendre ces injustices” dira Mathilde Monnier, car “la militance est le seul moyen d’éviter l’injuste sentiment de honte…” dira Jean-Paul Montanari, plus tard dans la soirée.

En pleine nuit, au seuil d’un jour nouveau…

La soirée se poursuit, à 23H30, dans la cour de l’Agora pour la remise des insignes de Commandeur des Arts et des Lettres à Jean-Paul Montanari par Christopher Miles, Directeur Général de la création artistique au Ministère de la Culture. Dans son discours, Christopher Miles nous rappelle les engagements artistiques et politiques de Jean-Paul Montanari, que ce soit l’édition du festival Montpellier Danse, dans les années 90, entièrement dédiée aux chorégraphes féminines, ou le Groupe de libération homosexuel de Lyon que Jean-Paul Montanari fonde dans les années 70’s, lorsqu’il assurait la programmation danse du Centre Dramatique National situé dans le Théâtre du 8ème, qui deviendra la Maison de la Danse. Dans ce discours, qui offre les moyens d’une perspective donnée à ce qui fonde les convictions artistiques de Jean-Paul Montanari, Christopher Miles pose les jalons d’une carrière construite sur le soutien indéfectible de Jean-Paul Montanari aux artistes et à la création chorégraphique, porté par la recherche perpétuelle, et en acte, d’une ontologie de l’art. Sobre, clair, net.

Jean-Paul Montanari nous le dira, lors de son discours : il faut penser l’art et la culture selon une relation qui ne serait pas concurrentielle mais dialectique. Si l’art procède de la déconstruction de la partie la plus socialement héritée de l’individu, s’il déconstruit jusqu’au dénuement révélant l’individu, la culture, quant à elle, fédère et produit du social. Elle fabrique des couches de sensibilités qui se superposent comme un mille-feuille. La culture fonctionne par « packages » dont la transaction est aisée. Dans ce jeu deleuzien de construction/déconstruction, l’équilibre est précaire et le jeu de pendule newtonien pourrait perdre sa capacité à faire circuler ses forces. Le “tout ludique”, le “tout facile” au nom du “tout démocratique”, présupposant la paresse intellectuelle et/ou la bêtise du plus grand nombre, avance vers nous aux côtés des populismes de tous poils et de leur haine viscérale de l’art… Confondre l’art et la culture, c’est donner les moyens d’un assassinat invisibilisé, qui n’aura pas l’odeur de fumée d’un autodafé mais dont la destruction n’est pas moins massive et réelle : le voilà, le grand remplacement. Plus difficile à cerner, plus sournois, plus durable, l’étouffement de l’art par la culture participe de la chute, l’air de rien… Bien sûr, les changements de paradigme peuvent donner des œuvres, ou des gestes, qui cherchent et se cherchent : l’histoire de l’art est faite de moments fragiles et d’œuvres incomprises. Dans ce contexte, savoir flairer les impostures est le fruit d’une longue expérience auprès des œuvres, des artistes, et peut-être d’une lecture assidue de Gustave Flaubert. Il y a les gestes d’écritures, et il y a les regards : deux façons d’être artistes dans ce monde en proie, de toutes parts, à la haine religieuse, raciale, misogyne, homophobe, etc. Et, quoique nous pensions que l’art est essentiel car il nous rappelle que la vie humaine est faite d’autres faims et d’autres soifs que celles des besoins primaires, il n’a jamais permis de “lutter contre la barbarie”, contrairement à ce qu’en pense la “sagesse des nations”… Sobre, clair, net.

Marie Reverdy

Black Lights – D’après la série télévisée d’Arte H24 de Valérie Urrea et Nathalie Masduraud / Chorégraphie et mise en scène : Mathilde Monnier / Dramaturgie : Stéphane Bouquet / Scénographie : Annie Tolleter avec l’atelier Martine Andrée, Halle Tropisme / Dramaturge lumière : Éric Wurtz / Son : Nicolas Houssin, Olivier Renouf

Avec Isabel Abreu, Aïda Ben Hassine, Kaïsha Essiane, Lucia García Pulles, Mai-Júli Machado Nhapulo, Carolina Passos Sousa, Jone San Martin Astigarraga, Ophélie Ségala

Production : Otto Productions / Coproduction : Festival Montpellier Danse 2023, Cie MM, Le Quartz – Scène nationale de Brest, Le Parvis – Scène nationale Tarbes Pyrénées, Théâtre Garonne, scène européenne, TPR – Centre-Neuchâtelois des arts vivants & ADN – Danse Neuchâtel, La Chaux-de-fonds / Diffusion : Nicolas Roux – Otto Productions / Avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès Pour cette création, Mathilde Monnier est accueillie en résidence à l’Agora, cité internationale de la danse avec le soutien de la Fondation BNP Paribas

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