10000 Gestes de Boris Charmatz en One Shot au Corum – Opéra Berlioz / Montpellier Danse

10000 gestes viennent d’être posés, sur le plateau du Corum, par les 24 interprètes de Boris Charmatz, comme “une forêt chorégraphique dans laquelle aucun geste n’est répété par aucun.e des danseureuses en présence. 10000 gestes qui ne seront visibles qu’une seule fois, disparus aussitôt que tracés, comme une ode à l’impermanence de l’art de la danse.” Une “pluie de mouvements” qui vient grossir le fleuve du temps et soulever le versant existentiel d’une oeuvre construite sur la base d’une idée de chorégraphe, d’une idée d’artiste. “À l’hypnose visuelle de la boulimie de mouvements correspondra un versant méditatif, voire mélancolique : le « don » de mouvements condamnés à la disparition symbolique.” (Boris Charmatz)

Boris Charmatz, Musee de la danse ‘10000 Gesten’. © G. Bresadola

Sur fond du Requiem de Mozart, une première interprète commence, seule en scène, une danse dont chaque geste semble précéder la conscience. Boris Charmatz explique avoir travaillé avec la vitesse et un imaginaire lié aux databases. La vitesse permet aux danseureuses de convoquer des gestes qui échappent à la volonté consciente et appartiennent aux incorporations, des gestes qui participent en propre à leur identité de danseureuses et qui révèlent, ainsi, leur singularité. L’imaginaire des databases, (quoiqu’ “artisanalement constituées”, précise Boris Charmatz) permet de structurer la pièce et de considérer l’écriture chorégraphique à rebrousse-poil, en consignant sans trier, sans hiérarchiser, sans organiser selon une perspective offerte au regard, et en laissant advenir ce qui apparaît, comme dans un tableau de Pollock ou un test de Rorschach. En composant par ajustement de paramètres autour de gestes uniques excluant, de fait, la symétrie, Boris Charmatz génère une “anti-collection de gestes” qui “ne se laisse pas saisir autrement que par l’idée qui l’a générée”… L’idée… C’est bien le mot qui caractérise Boris Charmatz au sens Deleuzien du terme, tel que défini lors de la conférence “Qu’est-ce que l’acte de création ?” que Gilles Deleuze donne à la FEMIS le 17 mai 1987. Si les gestes ne peuvent pas être répertoriés en dehors du concept, 10000 Gestes uniques et non hiérarchisés par Boris Charmatz se saisissent par un angle existentiel, celui de leur finitude.

Boris Charmatz creuse les idées et leur laisse le temps de se déployer dans la brillance de leur simplicité et la profondeur de leur complexité. De fil chorégraphique en aiguille conceptuelle, nous nous enfonçons dans l’œuvre : de la réalisation d’une idée proprement chorégraphique à sa métaforme qui se manifeste par la façon dont la création affirme la créativité, et de cette métaforme à la cause première “pourquoi créer”. Quoi-Comment-Pourquoi… Dans ce triumvirat, bien sûr, le pourquoi reste sans réponse… Boris Charmatz aura prouvé le pouvoir et la puissance de la danse à exprimer l’Être et son indicibilité… C’est le concept chorégraphique qui nous a jeté dans les bras de la question existentielle et non l’inverse… C’est ce qui fait que le Requiem n’est pas “Too Much” là où, chez d’autres, il peut être dramaturgiquement fatal. Sur la scène du Corum, Mozart en est au Lacrimosa, chaque geste fait est irrémédiablement fait, à jamais passé, comme dans le jeu de l’horloge baudelairienne : « Rapide, avec sa voix d’insecte, Maintenant dit : ”Je suis autrefois”»…

Nous assistons à un océan de gesticulations, comme si le fleuve du temps, celui-là même dans lequel on ne se baigne jamais deux fois, emportait les corps dans son courant et dans la mémoire. On voit l’agitation des corps, on voit le courant qui les unit dans son flot, on voit l’immobilité dans laquelle le fleuve fait son lit. Le Requiem sonne de plus en plus distinctement, à la manière d’un orage qui approche comme un fait, sans menace. Le bras du fleuve enjambe la rampe, passe par la salle et par dessus nos têtes, enfle jusqu’au balcon et rejoint le plateau. Retour sur scène : Introitus (Introït) – Requiem æternam… On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve : un seul geste, une seule date !

Marie Reverdy

Chorégraphie : Boris Charmatz

Avec : Or Avishai, Régis Badel, Jayson Batut, Nadia Beugré, Alina Bilokon, Nuno Bizarro, Guilhem Chatir, Ashley Chen, Eli Cohen, Olga Dukhovnaya, Sidonie Duret, Julien Gallée-Ferré, Kerem Gelebek, Alexis Hedouin, Pierrick Jacquart, Noémie Langevin, Samuel Lefeuvre, Johanna Elisa Lemke, François Malbranque, Noé Pellencin, Mathilde Plateau, Solène Wachter, Frank Willens

Assistante chorégraphique : Magali Caillet Gajan / Lumière : Yves Godin / Costumes : Jean-Paul Lespagnard / Travail vocal : Dalila Khatir / Matériaux sonores Requiem en ré mineur K.626 de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), interprété par l’Orchestre Philharmonique de Vienne, direction Herbert von Karajan, enregistré au Musikverein (Vienne) en 1986 (1987 Polydor International GmbH, Hambourg) ; enregistrements de terrain par Mathieu Morel à Mayfield Depot, Manchester

Production et diffusion : [terrain] Une production Musée de la danse – Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne (2017) / Équipe en tournée : régie générale et lumière Fabrice Le Fur, régie son Olivier Renouf, habilleuse Marion Regnier, directrice déléguée [terrain] : Hélène Joly, équipe de production : Martina Hochmuth, Lucas Chardon, Briac Geffrault, Carla Philippe

Coproduction : Volksbühne Berlin, Manchester International Festival (MIF), Théâtre Nationalde Bretagne-Rennes, Festival d’Automne à Paris, Chaillot – Théâtre national de la danse (Paris), Wiener Festwochen, Sadler’s Wells (Londres), Taipei Performing Arts Center Remerciements : Djino Alolo Sabin, Salka Ardal Rosengren, Mathieu Burner, Dimitri Chamblas, Amélie-Anne Chapelain, Julie Cunningham, Maud Le Pladec, Mani Mungai, Jolie Ngemi, Sandra Neuveut, Marlène Saldana, Le Triangle – cité de la danse, Charleroi Danses – Centre chorégraphique de la Fédération Wallonie-Bruxelles, P.A.R.T.S., Archivio Alighiero Boetti and Fondazione Alighiero e Boetti; Chiara Oliveri Bertola / Castello di Rivoli Museo d’Arte Contemporanea [terrain] est soutenu par le ministère de la Culture – DRAC Hauts-de-France, et la Région Hauts-de-France. Dans le cadre de son implantation en Hauts-de-France, [terrain] est associé à l’Opéra de Lille, au phénix, scène nationale de Valenciennes pôle européen de création, et à la Maison de la Culture d’Amiens– Pôle européen de création et de production.

Boris Charmatz est directeur du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch et de [terrain].

Laisser un commentaire