Déserts d’Amour de Dominique Bagouet en clôture du festival Montpellier Danse 43

Cette 43ème édition, dédiée à la question de la mémoire et de la reprise en danse, se termine comme le festival Montpellier Danse avait commencé, par et avec Dominique Bagouet. Car c’est lui, probablement, qui a la réponse la plus limpide à cette épineuse question de la mémoire et de la reprise, lorsqu’il disait, en 1991 : “Le passé est beau, mais l’essentiel est de vivre maintenant, aujourd’hui.”

Déserts d’Amour ©Cécile Marson/Montpellier3m.fr

« Retour au Désert »…

Nous avions pu voir une reprise de Necesito, l’an dernier au théâtre de l’Agora, par les interprètes pré-professionnels du CNSMD de Paris, sous la direction chorégraphique de Rita Cioffi, accompagnée par Olivia Grandville, Sylvain Prunenec et Fabrice Ramalingom. Nous avions également vu la reprise de So Schnell, par Catherine Legrand, lors de la 41ème édition du festival Montpellier Danse. Cette année, c’est Déserts d’Amour qui clôt le festival. Dans la boîte à images toute baroque de l’Opéra Comédie, Sarah Matry-Guerre, chorégraphe et co-directrice de la W.E Cie, a choisi de faire renaître Déserts d’Amour. Pour remonter cette pièce, elle a fait appel aux Carnets Bagouet et à Jean-Pierre Alvarez, interprète et assistant de Dominique Bagouet, pour transmettre la partition aux danseureuses. Ielles garderont, de la création originale, le graphisme et l’épure de la scénographie, traduite aujourd’hui par la projection au sol ou en fond de scène des partitions de Dominique Bagouet, et la couleur bleue de la lumière.

Déserts d’Amour est une pièce emblématique, voire manifeste, de Dominique Bagouet. Elle a été entièrement pensée et écrite sur les pages de son carnet de travail – gestes, mouvements d’ensemble, distribution, musique – avant de rentrer en répétitions. Dominique Bagouet écrivait, lors de la création de la pièce en 1984 : “La musique d’abord, première inspiratrice de ce nouveau spectacle.” Que serait, en effet, Déserts d’Amour sans Tristan Murail, dont le nom reste fermement attaché à celui de Dominique Bagouet ? Déserts d’Amour est une pièce exigeante, tant chorégraphiquement que musicalement. La musique spectrale, dont le matériau est entièrement dérivé des propriétés acoustiques des composantes du timbre, concentre son attention sur la mutation et le devenir sonore, et non sur les principes de l’harmonie. Les compositions de Tristan Murail sont entrecoupées de silence, et des Divertimenti pour cordes de Mozart… “Je me souviens de Tristan Murail parlant du travail de Dominique Bagouet qu’il adorait – confie un des anciens étudiants de Tristan Murail. Il était là, bien sûr, lors de la première de Déserts d’Amour, et avouait en riant n’avoir jamais vu autant d’oreilles pour entendre sa musique que ce jour-là”.

Le programme de 1984 présente la pièce comme “une chorégraphie sans répit et sans anecdote. Composées pour neuf danseurs, les danses de Déserts d’Amour sont préparées à l’avance par une partition de notations très précises donnant à la chorégraphie un aspect de minutieuse horlogerie à constante transformation.” Une horloge à la Dali… Rita Cioffi ou Fabrice Ramalingom, arrivé.e.s toustes deux dans la compagnie en 1987 pour Le Saut de l’Ange, définissent la corporéité nécessaire au répertoire de Dominique Bagouet par le travail du dos. Relâchant le cou, le centre de gravité glisse le long de la colonne vertébrale jusqu’aux reins. Précision de l’écriture, déconstruction du vocabulaire académique, désarticulation des poignets, minutie de la main, exactitude du regard, négation de la verticalité, inclinaison du buste, inclination de la tête, diagonales, obliques… Déserts d’Amour dessine, sur le plateau nu, des corps précis, graphiques, géométriques et véloces. La virtuosité de l’écriture de Dominique Bagouet, dans le détail des corps, des déplacements, des agencements et de l’espace, s’apparente aux écritures cunéiforme, runique, phénicienne, ougaritique. L’indépendance de la danse par rapport à la musique, comme la juxtaposition des soli, ont souvent suscité la métaphore de la précision horlogère pour décrire son travail. La relation toute particulière de Dominique Bagouet aux interprètes, que “l’on n’aimera jamais assez” dit-il, participe de ce que Laurence Louppe appelle la “pré-écriture” de Dominique Bagouet, car chaque corps abrite “un embryon de langage pré-chorégraphique”. Et si Déserts d’Amour n’a pas été écrite au plateau avec les interprètes elle a été écrite pour tel.le et tel.le interprètes, rendant difficile la tâche de la reprise.

Fin de festival… Quid de la mémoire ?

En exergue de son texte “Mémoire et Création”, rédigé pour le programme de cette 43ème édition du Festival Montpellier Danse, Agnès Izrine choisit une citation de Merce Cunningham : “Il faut aimer la danse pour s’y tenir. Cela ne vous donne rien en retour, pas de manuscrits à ranger, pas de peintures à exposer sur les murs et peut-être à accrocher dans les musées, pas de poèmes à imprimer et à vendre, rien d’autre que ce moment fugace où vous vous sentez vivant.” Cette éphémérité intrinsèque à la danse fait de la naissance d’un spectacle un événement, au sens plein et philosophique du terme. Interroger la mémoire, c’est interroger son impact sur la puissance et la fulgurance esthétique de l’éphémère. Mais encore faut-il ne pas confondre la mémoire et le souvenir… La mémoire n’est pas toujours inféodée à la conscience : quelque chose échappe parfois au règne de sa clairvoyance. Une chose peut-être oubliée, sans être forcément morte. Déposée au fond des corps, des humeurs axiologiques, des sympathies kinesthésiques : quelque chose de cette chose survit. L’oubli n’est pas le néant, c’est un anonymat, tout au plus… Et dans l’axe du temps, raviver la mémoire n’est pas la même chose que faire mémoire en anticipant, juste ce qu’il faut, ce qui est à même de faire date…

La mémoire n’est pas la capture du fait, celle de la vidéo, de la notation, ou de toute forme de documentation, car la mémoire, c’est faire de “l’effet qu’a fait le fait”, une vérité supérieure au fait lui-même… La mémoire ne peut faire l’économie du JE qui en porte la marque. Et pour s’assurer une mémoire muée en héritage, la question de la reprise s’impose.

Reprendre une œuvre et retrouver, autant que faire se peut, le désir qui a présidé à sa création : le moteur, la nécessité, le geste… Il se peut que la reprise documente, expose et consigne dans le respect de la lettre et au détriment de l’esprit… Dès lors, à la fidélité à ce qui apparaît de l’œuvre, doit se penser la fidélité au protocole de création, parfois esthétiquement et politiquement central, notamment lorsque les interprètes ont en charge l’écriture de certaines phrases chorégraphiques. Faut-il alors changer la lettre pour garder l’esprit ?

Si certain.e.s chorégraphes, comme Merce Cunningham, ont anticipé la question de la mémoire et ont interrogé et testé la reprise et traansmission de leurs œuvres de leur vivant, il semble que les pièces les plus performatives soient les moins reprenables ou recréables par d’autres, car il ne s’agit pas uniquement d’être fidèle à la corporéité des interprètes-auteurices, mais d’être fidèle à la singularité d’une subjectivité qui s’exprime à un moment M. Dès lors, certaines œuvres semblent pouvoir n’être reprises que par leurs créateurices, car elles apparaissent comme impossible à transmettre. Sur ces questions, Déserts d’Amour s’oppose à A bras-le-corps comme la thèse s’oppose à l’antithèse. Si la première pose la question de la reprise et de la transmission de la partition chorégraphique (questionnements au cœur des Carnets Bagouet), la deuxième semble exclure la transmission, tant l’œuvre, performative, tient entièrement à l’être-là de Boris Charmatz et Dimitri Chamblas : à ces corps-là, à ces personnes-là, à cette histoire-là. La relation dialectique entre possible et impossible transmission, s’invite à la table de la mémoire et des reprises et prend place aux côtés du Patrimoine, de l’Archive, de l’Histoire Vivante et de la Pédagogie : sacrée tablée !

Le festival a posé des questions auxquelles les œuvres, bien plus que les mots, ont apporté quelques pistes de réponse. Quoiqu’il en soit, poser la question de la reprise, c’est comme proposer une expérience de pensée : c’est une facilité épistémologique qui permet de mieux comprendre ce qui constitue une œuvre et ses conditions d’apparition et/ou de ré-apparition. Car, comme le dit Jean-Paul Guarino : “Marie, Marie, Marie ! Ce qui compte, ce n’est pas que les œuvres soient conservées, c’est qu’elles puissent apparaître !” Mmhhh mmhhh mmmhhhhhh..! Je ferme le programme, et me dis qu’il constitue la trace de cette 43ème édition qui ne reviendra plus jamais.

Marie Reverdy

Désert d’Amour de Dominique Bagouet / Recréation sous la direction de Sarah Matry-Guerre et Jean-Pierre Alvarez / Chorégraphie : Dominique Bagouet / Direction artistique : Jean-Pierre Alvarez / Avec Laura Boudou, José Ramón Corral, Carina Herrera Luna, Ève Jouret, Marie Leca, Pascal Marty, Sarah Matry-Guerre, Emmanuel Sanders et Diego Vázquez / Costumes : Nadine Guerre / Réalisés par Miguel Garabenta / Scénographie : Renato González / Lumière : Alejandra Escobedo

Création le 1er juillet 1984 au Festival Montpellier Danse, au Théâtre de Grammont

Pour cette création, Sarah Matry-Guerre et Jean-Pierre Alvarez ont été accueillis en résidence à l’Agora, cité internationale de la danse avec le soutien de la Fondation BNP Paribas

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