LaScierie – Focus sur un lieu particulier / Amazones et Enfance(s) [il faut donc que ceci soit un manifeste]

Il fait 43°C, 109,4 °F, 316,15 K… Que ce soit en Celsius, Fahrenheit ou Kelvin, la chaleur est accablante et aucune nuit n’est à même de nous rafraîchir. Dans les rues d’Avignon, le nombre de tracts et d’affiches est maintenant réduit, la ville semble moins étouffée sous le poids-papier des compagnies du OFF, mais la chaleur reste écrasante, et le réchauffement climatique quitte le champ de la théorie scientifique pour devenir une réalité nettement tangible.

Avignon Place des Carmes le 10/07/2023

On sent bien que la vieille ville a été construite pour faire circuler le Mistral et échapper au soleil. Les ruelles les plus charmantes sont les plus ergonomiques, les plus fraîches, les plus inspirantes… Éthique environnementale et esthétique architecturale s’enlacent et s’embrassent sous la chaleur caniculaire de l’urgence climatique… Je quitte l’intra-muros par la poterne Saint-Lazare et arrive là où je voulais : à LaScierie, tiers-lieu reposant sur trois précieuses jambes que sont la culture, l’écologie et l’économie sociale et solidaire. LaScierie est un lieu de vie qui n’a pas l’éphémérité du Festival. Il regroupe une association coordinatrice, la société coopérative d’autopartage CITIZ, un magasin d’alimentation du réseau Biocoop, une association de danse & yoga, et est surtout connu pour être le premier data center ECOBIOH2 100% vert, local, à hydrogène. LaScierie est le site de préfiguration d’Ecobio, qui sera un village vertical bio-sourcé. 43°C, 109,4 °F, 316,15 K, il est grand temps que la préoccupation écologique se généralise.

Amazones

Amazones © Marie Maquaire

A côté de la jambe écologique, la question des œuvres est également au centre de l’attention de LaScierie. Il va sans dire que l’accueil des compagnies du Off d’Avignon se fait en cohérence avec les questions écologiques, sociales et solidaires. LaScierie choisit d’accueillir Amazones de Marinette Dozeville. S’inspirant du roman-poème Les Guérillères de Monique Wittig, Marinette Dozeville chorégraphie un septuor de femmes interprété par Léa Lourmière, Elise Ludinard, Florence Gengoul, Frida Ocampo, Delphine Mothes, Lucille Mansas, Dominique Le Marrec, Lora Cabourg et Sijia Chen. Une gouvernance horizontale pour un chœur dansant composé de corps et de gestes hétérogènes, entre combat, révolte et utopie. Amazones résonne des enjeux éco-féministes et interroge notre regard sur l’histoire de ces femmes guerrières, oscillant des nymphéïdes fantasmées aux craintes qu’inspirent les femmes sorcières. Le plateau se peuple d’évocations fugaces que le féminin trimballe toujours avec lui : il les exhume des terreaux de notre inconscient collectif et les retourne comme une crêpe. Il y a de la joie dans cette lutte qui renverse les figures : celle d’Eve ensemmençant la terre de fruits défendus croqués, savourés et crachés ; celle des nymphes associant le féminin à la mollesse sensuelle de l’élément liquide ; ou celle des sorcières autour des flammes de Sabbat… Et pour décoller ces images, il faut affirmer sa présence toute crue. La nudité est une conquête visant à décoloniser le corps féminin des tissus d’idéologie qui le recouvrent.

Ecume du visage, eau, feu, humus de la terre et pulpe du fruit se mélangent pour fabriquer un monde utopique, un monde refuge, un monde qu’il faudra bien défendre… La nudité naturelle des corps télescope toute exposition sexualisée, sans pour autant abolir la sensualité de l’être-là ou la puissance du désir d’être au monde : la nudité est affirmative et émancipatrice. C’est dans les flots de l’alliance chorale que les corps s’individualisent, que les échos apparaissent, que les a priori s’effondrent, que les fruits se répandent, et que les Amazones nous rappellent l’ancestralité des figures-mères de l’éco-féminisme.

Enfance(s) [il faut donc que ceci soit un manifeste]

Enfance(s) © Compagnie Les Papavéracées

Attentive aux aventures tierces, LaScierie accueille des spectacles OVNI dont Enfance(s) [il faut donc que ceci soit un manifeste] de la Compagnie les Papavéracées. L’enfance colle à la peau, dirait Claire Parnet, elle fait fond, elle demeure derrière la rage adolescente, l’accomplissement adulte, la sagesse ou l’aigreur de la vieillesse. Puisqu’on ne peut s’en défaire, il faudra bien la regarder en face pour ce qu’elle est : un commencement… Il convient avant tout de clarifier le propos, dès le début de la pièce : micro en main, se glissant dans le discours diffusé en bande-son jusqu’à en épouser les moindres paroles, Karim Abdelaziz affirmera son “sérieux problème avec le concept d’admiration”. Être enfant ne veut pas dire être apprenant, admirant, inférieur ou soumis ; l’enfant affirme son existence, se dresse face au monde, et expérimente l’effet que tout cela fait. L’enfance est un état dans lequel le corps ne s’encombre pas de masque social, car l’enfant, c’est le roi ou la reine nu.e, à l’instar d’un chant par Agathe Fredonnet.

Difficile de décrire cette pièce tant elle travaille, dans son énonciation même, le caractère performatif de cet “autoportrait théâtral” : un souvenir, une angoisse, un désir, une douleur, une chanson, une douce illusion, un conte de fée ou un cauchemar. Toute cette matière évocatoire est posée avec soin sur l’écrin du plateau, agencée dans une écriture dont le fil directeur fonctionne par association d’idées plus que par propos. Dès lors, on se fait absorber, happer, saisir… L’enfance n’est pas une image mais un état, c’est pour cela qu’on ne peut pas la représenter sans la singer. Avec ce qu’il faut de mimèmes et de finesse, Karim Abdelaziz, Arthur Dumas, Agathe Fredonnet, Caroline Lerda et Charlotte Le Bras se font performeureuses d’une enfance motrice, créatrice, à même de densifier les présences et de faire sentir, comme une ode au théâtre qui ne serait jamais frontalement dite, que le plateau est le lieu de l’incandescence et de la brûlure. “La mémoire est une faculté qui doit plutôt repousser le passé que l’appeler”disait Deleuze. Et en effet, l’enfance d’Enfance(s) n’est pas tant un jeu d’archives qu’un point de départ, un manifeste, une enfance de l’art.

Nous pourrions dire qu’Enfance(s) ne travaille, esthétiquement, ni sur la figure, ni sur l’image, ni sur le propos, ni sur le réalisme, ni sur l’expressionnisme, ni sur un quelconque document ou témoignage qui serait restitué tel quel sur le plateau. Enfance(s) travaille plutôt sur ce que Lyotard nomme le Figural. Le figural, selon Lyotard, se situe à l’exact point de rencontre entre le langage et la figure. Ni image, ni discours, le figural est l’obscurité de la faille autant que la lumière du point de mire. Il révèle ce qui ne saurait être dit ou représenté, et creuse cette part phénoménale et inaperçue des choses qui compose le cœur de ce qui fait œuvre : ce qui se cache derrière un battement de cil, une cicatrice et un tissu bombant le ventre de Caroline Lerda, ou une argile recouvrant le corps et le visage d’Arthur Dumas. Karim Abdelaziz, Arthur Dumas, Agathe Fredonnet, Caroline Lerda et Charlotte Le Bras ont fait de l’enfance un manifeste, un point sismique, une puissance d’être en devenir. Charlotte Le Bras reprendra le micro, dans le même mouvement que la prise de parole initiale qui consiste à performer son propre dire : «Je me sens étrangère au monde, alors j’envahis. Mais par ce manifeste, je proclame que mon (auto)exclusion est terminée. Le « je » que j’utilise n’est pas moi, on est au moins 5. » 6 avec moi.

On ne s’étonnera pas de voir une Master Classe proposée par la compagnie Les Papavéracées, intitulée “À la conquête de ma présence scénique”. Plus d’info

A voir également, la rencontre organisée par la Compagnie Les Papavéracées et La Scierie autour du thème “Tiers lieux – tiers théâtre : Vers un avenir joyeux et désirable !” le 16 Juillet 2023 à 14H au Village du Off (Entrée Libre). Plus d’info

Marie Reverdy

Amazones

Chorégraphie Marinette Dozeville / Avec Léa Lourmière, Elise Ludinard, Florence Gengoul, Frida Ocampo, Delphine Mothes, Lucille Mansas, Dominique Le Marrec, Lora Cabourg, Sijia Chen / Musique : Dope St Jude / Texte : Luvan / Voix : Lucie Boscher / Conseillère artistique : Julie Nioche / Dramaturge : Rachele Borghi / Regard plastique : Frédéric Xavier Liver / Création lumières : Louise Rustan et Agathe Geffroy / Production : Annabelle Guillouf et Clémence Drack / Diffusion : Marie Maquaire / Développement : Julie Trouverie / Administration : Anita Thibaud

Production Yapluka – Cie Marinette Dozeville / Coproduction : Le Manège Reims, micadanses Paris, CCN Rou- baix Hauts-de-France, La Garance Cavaillon, Cartonnerie Reims / Soutien : Kunstencentrum BUDA Kortrijk, La Pratique Vatan, Laboratoire chorégraphique Reims, SPEDIDAM / Compagnie conventionnée par la Région Grand Est, la Drac Grand Est – Ministère de la Culture et soutenue Conseil général de la Marne et Ville de Reims.

Enfance(s) [il faut donc que ceci soit un manifeste]

Enfance(s) est la troisième création de la Compagnie Les Papavéracées. Après Pays de Malheur ! adaptation théâtrale du livre de Younes Amrani et Stéphane Beaud (Avignon OFF 2017 et 2019) et Une Femme, variation théâtrale avec le livre d’Annie Ernaux, ENFANCE(S) [il faut donc que ceci soit un manifeste] vient clore le cycle de création La Voix des Absents. Ode à la joie théâtrale, le spectacle marque l’émergence d’une écriture scénique nouvelle.

Avec Karim Abdelaziz, Arthur Dumas, Agathe Fredonnet, Caroline Lerda et Charlotte Le Bras / Mise en scène Charlotte Le Bras / Assistante à la mise en scène : Caroline Lerda / Régie : Fanny delort / Création lumières : Nathan Teulade / Production : Baptiste Allepaerts

Papavéracées Productions / Coproduction : La Maison du Théâtre d’Amiens / Soutien : DRAC Hauts-de-France (aide au projet), Région Hauts-de-France, Conseil départemental de la Somme, Amiens Métropole

Laisser un commentaire