œ, À bras-le-corps, et Mike – Festival Montpellier Danse

Le festival se termine, entre reprises et créations, avec Pierre Pontvianne, Boris Charmatz & Dimitri Chamblas, et Dana Michel. Les chiffres ont parlé : la fréquentation du festival reste, cette année encore, très soutenue avec 32000 festivalier.e.s. La question de la reprise, qui a marqué cette 43ème édition, se conclut, lors de la conférence-bilan donnée par Jean-Paul Montanari, par une ode à la création.

œ de Pierre Pontvianne – Création

oe_lille_©cieparc

“œ n’est ni un mot, ni une partie de mot, ni même un son, c’est une forme graphique”. C’est la réponse que Pierre Pontvianne avait faite lors de la conférence de presse à propos du titre de sa pièce. Commençant dans la pénombre par une sorte de scanner des présences, l’écriture de la pièce sera ensuite structurée en variations : celles que l’on peut faire autour d’un thème, et celles que la mémoire produit, systématiquement entrecoupée par un effondrement. Le plateau multiplie le nombre d’interprètes, d’effondrement en effondrement, pour une mémoire qui, d’éléments en composés, se complète, se structure, s’enrichit. La chorégraphie s’organise en points d’attache, en nouages des corps, en maillages du chœur. Avec l’attraction de l’aimant, chaque interprète fonctionne dans la plénitude de l’atome et dans sa capacité à s’allier pour former des molécules. La musique évoque un lointain, vaguement pastoral, avant la collision de l’O et de l’E, les interpénétrant jusqu’à n’en faire qu’un œ.

De l’atome au souvenir, je me dis qu’il y a, chez Lavoisier, quelque chose d’assez juste pour parler de mémoire et de collision lorsqu’il écrit en 1789 dans son Traité élémentaire de Chimie : « On voit que, pour arriver à la solution de ces deux questions, il fallait d’abord bien connaître l’analyse et la nature du corps susceptible de fermenter, et les produits de la fermentation ; car rien ne se crée, ni dans les opérations de l’art, ni dans celles de la nature, et l’on peut poser en principe que, dans toute opération, il y a une égale quantité de matière avant et après l’opération ; que la qualité et la quantité des principes est la même, et qu’il n’y a que des changements, des modifications. » Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme…

À bras-le-corps de Boris Charmatz et Dimitri Chamblas- Reprise

A BRAS LE CORPS – Chorégraphie et interprétation : Dimitri CHAMBLAS et Boris CHARMATZ- Lumières : Renaud Lapperousaz – Lieu : Panopée Théâtre de Vanves – Ville : Vanves – Le 03 03 2015 – Photo : Christophe RAYNAUD DE LAGE

Célèbre duo, fondateur, À bras-le-corps est fait d’une généreuse insolence, celle de l’adolescence. En effet, alors que le parcours académique voulait que les étapes soient marquées de l’étude à l’interprétariat et de l’interprétariat à la chorégraphie, “nous, nous voulions tout faire en même temps” explique Boris Charmatz à Milena Forest. C’est à respectivement 19 et 17 ans que Boris Charmatz et Dimitri Chamblas créent ce duo, comme un pacte à la vie à la mort qui marque l’amitié entre les deux danseurs, née dans leur enfance passée à l’Opéra de Paris. “Créée dans la légèreté”, la pièce interrogeait déjà la corporéité massive des deux hommes. Le bruit du corps qui chute, la respiration, la transpiration, le corps que l’on traîne, la pause à la lisière du plateau comme en bordure de ring, l’empoignade, la comparaison, la confrontation, l’étreinte, l’imitation, le jeu, la ressemblance, le rire, le sérieux, l’embrassade, l’épuisement, le poids des corps et le poids des ans… L’amitié et le geste d’écriture débordent la chorégraphie de toutes parts. Ce duo magnifique a déjà trente ans. Les Caprices de Paganini qui résonnent parfois leur ressemblent parfaitement : À bras-le corps est une pièce née de la jouissance virtuose des interprètes. Les histoires de danse et de vie se déposent sur les corps et les gestes, sans obscurcir la Volonté. Polysémique, le sens d’À bras-le-corps se construit en fonction des contextes : “Cette pièce n’a pas du tout le même sens si nous la jouons dans l’herbe un dimanche après-midi ou bien si nous jouons à l’issu d’un séminaire de lutte contre le sida” dira Dimitri Chamblas. Et en effet, ici, dans cette 43ème édition dédiée à la question de la reprise et de la mémoire, ce duo laisse à penser la question de la reprise : bien que la pièce ait déjà été transmise à d’autres, auteurs et interprètes se confondent tellement qu’on aurait pu parier que la pièce était condamnée à vivre et mourir avec Boris Charmatz et Dimitri Chamblas, un peu comme dans le cas des performances. Dans cette pièce-manifeste qu’est À bras-le corps, Boris Charmatz et Dimitri Chamblas s’écrivent comme interprètes. Dès lors, lorsqu’on reprend À bras-le corps, est-ce qu’on danse DU Charmatz-Chamblas ? Ou bien est-ce que « toi tu seras Charmatz et toi tu seras Chamblas » ? Qu’est-ce que le choix de la formule révèle ? Les écritures et leurs signatures ne sont pas l’apanage des chorégraphes et de leur vision, elles peuvent également être celui des interprètes et de leur corps. Il faudrait faire une typologie des écritures : écritures d’auteurices, écritures collectives, écritures de chambre, écritures du réel, écritures de plateau, écritures d’interprète…

Mike, de Dana Michel – Création

Mike, Dana Michel ©Carla Schleiffer

Travaillant sur la durée avec le même génie que Chantal Akerman lorsqu’elle réalisait, en 1975, « Jeanne Dielman » interprétée par Delphine Seyrig, Dana Michel aborde la question du travail. Nous nous installons, librement, dans la salle Béjart. La journée de travail se prépare : un réveil difficile, un café, un passage aux toilettes à l’autre bout de la cour de l’Agora, une chaussette, puis l’autre, etc. Dana Michel part, revient, traficote quelques trucs, repart. Son corps fonctionne comme une caméra en travelling, nous la suivons du regard, nous la suivons dans la cour, nous la suivons dans la salle, nous nous rapprochons, nous tenons la distance, nous fabriquons des points de vue, des plans séquences, des plans rapprochés, des paysages. Nous la perdons parfois et savourons le vide, à moins que le visage d’un.e spectateurice, souriant vers tel ou tel point, nous donne envie d’aller y voir de plus près. Nous ressortons alors et retrouvons Dana Michel allongée dans les bureaux de Montpellier Danse. A côté d’elle, l’équipe travaille, répond au téléphone, etc. Certain.e.s entrent, d’autres restent à la porte, d’autres encore regardent par les fenêtres : peu importe nos choix, nous faisons, nous aussi, partie de l’image et participons ainsi à la fabrique de l’incongru. Il y a ce qu’il faut de bande-son pour imposer notre silence : nos corps de spectateurices se font alors précautionneux. Dana Michel a quelque chose de Buster Keaton, un visage de cinéma muet et un corps d’employé.e – de poste, d’entretien ou de bâtiment – tenant du clown triste qui emprunte les chemins les plus difficiles pour atteindre les buts les plus simples, transformant chaque geste en labeur. Dana Michel interroge la relation de corps à corps que la/le travailleureuse entretient avec son geste : précision, distance, ennuie, expertise, attention. La qualité de présence de Dana Michel est d’une rare justesse ; elle travaille la proximité en évitant l’écueil de l’adresse directe, nous permettant d’habiter l’espace avec elle.

Le temps fait son œuvre. Entre chantier et bureau de poste, Dana Michel aura, en deux heures, emballé un paquet. Pour cette dernière heure, elle déplace une dizaine de portants et va chercher une dizaine de stores. Les attaches en plastique sont prêtes, nous attendons de voir, comme un événement, la fermeture du store ou du rideau. “Il est 17H”, dira Dana Michel avant d’avoir pu accrocher le premier store. Tout se termine ici, en vrac, Dana Michel disparaît.

C’est dans le hall principal de l’UQAM (Université du Québec à Montréal) que Jean-Paul Montanari a découvert cette pièce : “Dans la version canadienne, la pièce se terminait lorsqu’elle avait accroché le rideau”. Payé à la tâche à Montréal, payé à l’heure à Montpellier, Mike a fait ce qu’il avait à faire, ni plus, ni moins.

Marie Reverdy

œ de Pierre Pontvianne – Création

Chorégraphie : Pierre Pontvianne / Interprétation : Jazz Barbé, Laura Frigato, Thomas Fontaine, Paul Girard, Florence Girardon, Clément Olivier, Léna Pinon-Lang / Conception sonore, costume : Pierre Pontvianne / Lumière : Victor Mandin / Décor : Pierre Treille / Production : Compagnie PARC, Emilie Tournaire Coproduction : Festival Montpellier Danse 2023, Atelier de Paris – CDCN, La Comédie de Saint-Étienne, CDN, Opéra de Lille, CCN Ballet du Rhin (accueil studio 2023), CCN de Biarritz / Résidences : Atelier de Paris – CDCN, Montpellier Danse à l’Agora, cité internationale de la danse avec le soutien de la Fondation BNP Paribas / Spectacle répété à La Comédie de Saint-Étienne, résidence de création à l’Opéra de Lille, CCN Ballet du Rhin, Maison de la Danse / Pour cette création, Pierre Pontvianne a été accueilli en résidence à l’Agora, cité internationale de la danse avec le soutien de la Fondation BNP Paribas

À bras-le-corps de Boris Charmatz et Dimitri Chamblas- Reprise

Chorégraphie : Dimitri Chamblas et Boris Charmatz (1993) / Avec Dimitri Chamblas et Boris Charmatz / Lumière : Yves Godin / Musique : Paganini Caprices n°1, 10 et 16, Itzhak Perlman, violon Emi Classics CDC 7 471 71 2 / Production et diffusion : [terrain] Une production Edna (1993) / Coproduction : Villa Gillet-Lyon / Remerciements : Renaud Lapperousaz, Madjid Hakimi / Création le 13 janvier 1993 à la Villa Gillet à Lyon

Mike, de Dana Michel – Création

Créé et interprété par Dana Michel / Activateurs artistiques : Viva Delorme, Ellen Furey, Peter James, Heidi Louis, Tracy Maurice, Roscoe Michel, Karlyn Percil, Yoan Sorin / Consultant scénographie, direction technique : Romain Guillet / Consultant son : David Drury / Production : SCORP CORPS – Viva Delorme, Dana Michel / Distribution : Key Performance – Anna Skonecka, Koen Vanhove / Coproduction : Festival Montpellier Danse 2023, Arsenic, Centre d’art scénique contemporain (Lausanne), Festival TransAmériques (Montréal), Julidans Amsterdam (Pays-Bas), Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles), MDT Stockholm (Suède), Wexner Center for the Arts (Colombus, Ohio, USA) Centre National des Arts (Ottawa), Moving in November (Helsinki) / Résidences de création : Alkantara (Lisbonne), Centre national des Arts (Ottawa), Kinosaki International Arts Center and Kyoto Experiment (Japon), Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles), Künstlerhaus Mousonturm (Francfort-sur-le-Main), ANTI Festival (Kuopio- Finlande), Montpellier Danse, résidence à l’Agora, cité internationale de la danse, avec le soutien de la Fondation BNP Paribas, RIMI/IMIR SceneKunst (Stavanger, Norvège), Shedhalle (Zürich) avec le soutien de Tanzhaus Zürich et de l’Ambassade du Canada en Suisse, The Chocolate Factory (New York) / Avec le soutien du Conseil Canadien pour les arts, le Conseil des Arts et des Lettres du Québec, Ministère des Relations internationales et de la Francophonie et Conseil des Arts de Montréal / Pour cette création, Dana Michel a été accueillie en résidence à l’Agora, cité internationale de la danse avec le soutien de la Fondation BNP Paribas

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