Oasis de la Impunidad de Marco Layera – “au moins, ici, la cruauté est feinte”

Metteur en scène et dramaturge, Marco Layera a suivi une formation théâtrale à La Matriz à Valparaiso au Chili. Il n’y a qu’à voir Valparaiso pour comprendre à quel point son œil est imbibé de culture baroque. Formé également au droit et à la philosophie avant de se spécialiser en criminologie à l’Université du Chili à Santiago, son théâtre ne peut se penser sans le dialogue qu’il ouvre avec le chaos politique qui agite le Chili depuis plusieurs décennies. Oasis de la Impunidad plonge dans la cruauté du monde, non pour l’expliquer, mais pour l’éprouver, dans une sorte de carnaval cathartique.

Oasis de la Impunidad / Marco Layera © Gianmarco Bresadola

Dictature, échec de la démocratie, contestation, répression, la question politique anime le geste théâtral de Marco Layera. Et pourtant, si la préoccupation est politique, si la naissance du geste de mise en scène est politique, le pouvoir d’action du théâtre est limité. Dans un entretien accordé à Marion Canelas en 2014 pour le festival d’Avignon, Marco Layera affirmait : “Je pense que le théâtre est loin d’être le meilleur et le plus efficace des moyens d’action. Au contraire, je pense même que sa gamme est assez limitée. Il existe d’autres outils ou actions réellement plus efficaces mais qui n’ont bien sûr pas le glamour ou la reconnaissance de notre profession. De ce point de vue, j’assume ma lâcheté et mon confort. Si je devais être radicalement engagé, je ne ferais pas de théâtre. Je serais dans la rue où le son des balles n’est pas enregistré et où le décor n’est pas en carton. Parfois, aujourd’hui, je pense que s’occuper de l’art revient à tourner le dos au monde. Il est facile de parler des atrocités de l’humanité avec un verre de champagne à la main, puis de recevoir des applaudissements pour cela.” Ces contradictions nous traversent toutes et tous de toutes parts, et mieux vaut affirmer le doute qu’ânonner des certitudes : “nous obéissons à un patrimoine culturel de la philosophie et de l’éthique qui ne correspond apparemment pas à la réalité de notre époque. C’est ma profonde conviction et mon impulsion créatrice me conduit à mettre en cause chaque jour mon travail, mes convictions, ma nostalgie rêveuse et héritée. ” (Ibidem) Un perpétuel accouchement à soi-même dans la réponse que l’on souhaite faire au monde, cela ne se fait pas sans douleur d’une part, et sans l’étrange jubilation de la création d’autre part.

Oasis de la Impunidad / Marco Layera © Gianmarco Bresadola

Ce patrimoine culturel dont nous héritons, et qui est devenu étranger au monde d’aujourd’hui, c’est d’abord celui des musées, et de son gardien qui, à l’avant-scène, affirme être responsable de l’établissement et de tout ce qu’il contient, c’est-à-dire des oeuvres et de nos corps. “Interdiction de manger, interdiction de fumer, interdiction de toucher les oeuvres, interdiction de manifester une émotion forte ostentatoirement : il faut apprendre à pleurer sans la douleur…” La formation en philosophie de Marco Layera se fait sentir par son appréhension des paradoxes, à moins que cela ne lui vienne de son expérience politique de la désillusion car, dit-il, “j’appartiens à une génération absolument désabusée, déçue par nos parents, par nos références, par ceux qui annonçaient «fraternité, égalité, solidarité», par ceux qui nous ont appris à rêver, à espérer, par ceux qui ont cru à un pays qui se distinguerait et que la restauration de la démocratie a usé, qui ont été trahis, qui nous ont trahis, ceux qui se sont installés dans leurs sièges officiels et qui ont renié ce qu’ils nous ont appris, en consacrant un système exclusivement administratif, ne laissant que des parias satisfaits dans un pays qui ne nous appartient pas.”

Oasis de la Impunidad / Marco Layera © Gianmarco Bresadola

Le monde entre en scène, il est grotesque, monstrueux, carnavalesque : 8 interprètes en justaucorps à paillettes, 8 pantins plus désarticulés que la poupée Chucky. Leurs oreilles démesurées en font des sortes de gobelins ; créatures légendaires anthropomorphes de petite taille, issues du folklore médiéval européen. Humanoïde, la figure du gobelin fait la passerelle entre le patrimoine littéraire et la culture pop ; entre Victor Hugo qui en fait mention dans le chapitre 3, livre 2 de la 4e partie des Misérables, et J. R. R. Tolkien qui, dans Bilbo le Hobbit, désigne par ce terme une créature maléfique vivant sous les monts Brumeux – Mont brumeux qui sera recréé, un instant, dans la pente de la salle du théâtre Jean-Claude Carrière, lors d’un tour de passe-passe fait de brouillard et de lumière. Mont-brumeux, Mont-lacrymo, Mont-fumigène…

Oasis de la Impunidad / Marco Layera © Gianmarco Bresadola

Tout est fait de prestidigitation, et pourtant, tout fonctionne à plein régime. Une mutilation, une œuvre, une torture, un barbecue, etc. Chaque tableau creuse la question de la monstruosité. On y reconnaît du Bacon, du Brueghel, du cabinet de curiosité, de la descente de croix, des planches anatomiques, des écorchés, de la viande, du Vésale, des cris, des pleurs, un enterrement, etc. C’est là le portrait kaléïdoscopique du monde… Un monde grossier, cruel, pornographique, effroyablement grotesque, cynique : un broyeur infernal.

Tout se passe sous le regard du spectre, figure d’un héritage idéologique qui masque son visage et qui exige qu’on lui fasse allégeance. Ses yeux creux de Big Brother surplombant le plateau dans son cadre doré, en font l’autorité de Dieu, de l’Eglise, du capital, de la dictature militaire, du patriarcat, etc. Tous les visages de la même domination en un seul, recouvert du voile blanc de la tradition.

Oasis de la Impunidad / Marco Layera © Gianmarco Bresadola

Musique latine aux accents lyriques, faux sang, musique électro, fausses dents arrachées, basses au taquet à en faire trembler les fauteuils, cercueil en carton pâte, cri déchirant, fleurs en plastique, Bane de l’univers DC dans une boite en plexi justifiant les violences policières, Freddy Krueger aux griffes aiguisées suppliant qu’enfin cela s’arrête : Oasis de la impunitad s’apparente à un spectacle de clown trash. Dit comme ça, ça a l’air de faire beaucoup. Et en effet, c’est baroque à souhait, mais c’est jamais “too much” ; car dans ce kitch assumé, notre œil sidéré est tenu par l’étonnament parfaite précision des interprètes.

Marie Reverdy

Avec : Carolina de la Maza, Pedro Muñoz, Diego Acuña, Carolina Fredes, Imanol Ibarra, Nicolás Cancino, Lucas Carter, Mónica Casanueva

Mise en scène et dramaturgie : Marco Layera / Dramaturges : Elisa Leroy et Martín Valdés-Stauber / Assistant.e.s à la mise en scène : Humberto Adriano Espinoza et Katherine Maureira / Chorégraphies : Teatro La Re-Sentida / Production : Victoria Iglesias / Conception scénique : Sebastián Escalona et Cristian Reyes / Directeur technique : Karl Heinz Sateler / Conception sonore : Andrés Quezada

Production : Teatro La Re-sentida et Münchner Kammerspiele / Coproduction : Matucana 100 et Schaubühne am Lehniner Platz / En coopération avec la fondation Remembrance, Responsibility and Future (EVZ) et avec les fonds du ministère fédéral allemand des Finances.

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