Le SPAC – Shizuoka Performing Arts Center – dirigé par Satoshi Miyagi, souhaitait un Tchekhov qui serait monté par Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou. Si les premières intuitions semblaient tendre vers Oncle Vania, c’est finalement sur La Cerisaie que le choix des deux metteurs en scène va se porter, dans la traduction proposée par Françoise Morvan et André Markowitcz.

Tchekhov sent la main de maître, la poussière, le XIXème siècle, le génie et le passé. Mais à bien y regarder, il sent aussi l’onirisme éthéré, l’inquiétante étrangeté et la brûlante actualité. La Cerisaie est la dernière pièce signée par Tchekhov, alors malade de la tuberculose. Il séjourne seul à Yalta, loin du reste de l’équipe du théâtre d’Art dirigé par Stanislavski et loin de sa femme, comédienne, avec qui il entretiendra une correspondance lors de laquelle il évoque son état de santé, sa fatigue, sa flemme, ses doutes et les avancées de la pièce. Il écrit une comédie, dont il peine à trouver le titre, mais qui parle d’une Cerisaie. Tout est prêt dans sa tête, ne reste qu’à saisir le moment magique de l’écriture.
On prête à Tchekhov d’avoir eu l’intuition de la révolution russe. On voit dans La Cerisaie la métaphore de la Russie et du tournant historique dans laquelle elle se trouve. Ecrite en 1903, La Cerisaie se situe au centre de deux dates clefs, celle de l’abolition du servage en 1861 par Alexandre II, permettant aux serfs affranchis d’acheter des terres agricoles, et celle de la Révolution russe, en 1917, instaurant le pouvoir bolchévik. La pièce se situe donc sur un seuil, ou dans une brèche, qui sépare deux mondes flirtant avec les limbes : le premier monde, agonisant, et le second en train de naître. La mort rôde dans la Cerisaie, certes, mais pas le néant.
Le groin d’un porc dans les petits fours…
Probablement Anton Pavlovitch Tchekhov pense-t’il à son enfance lorsqu’il écrit cette pièce, ou du moins parle t’il d’un sujet qui lui est familier. Son père, Pavel Iegorovitch Tchekhov, était un homme violent. Il avait acheté son affranchissement au comte A. D. Tchertkov en 1841 et tenait une petite épicerie à Taganrog. Sa mère, née Evguenia Iakolevna Morozova, était fille de commerçants issus également d’une ancienne famille de serfs. La famille Tchekhov était pauvre : les très faibles revenus tirés du magasin résultaient de l’inaptitude de Pavel Iegorovitch Tchekhov à gérer l’épicerie et de la situation économique déclinante du port de Taganrog en raison de l’ensablement de la baie.

Indécrottable, dira Lopakhine dès le début de la pièce : être serf est autant une condition qu’une culture. “Je me souviens, j’étais gamin, quinze ans peut-être, mon défunt père – à l’époque il tenait la boutique, ici, au village – il m’avait envoyé un coup de poing en pleine figure, je saignais du nez…” On ne se défait pas facilement de l’enfance et celle de Tchekhov, comme celles des personnages, revient comme un poison… Lopakhine se souvient de la violence de son père, de sa culture de moujik, et de Lioubov Andreïvna. Lioubov (любовь), prénom qui signifie littéralement “amour”, était douce : “ne pleure pas petit moujik”, le consolait-elle. “Petit moujik…” Cela sonne comme un baptême, comme le nom d’une immuable identité… “Mon père, c’est vrai que c’était un moujik, et moi, je suis là, gilet blanc, chaussures jaunes. Le groin d’un porc dans les petits fours…” commente Lopakhine. Si l’enfance de classe est une culture, ce n’est pas un destin : “je suis riche, rajoute-t’il, j’ai de l’argent plein les poches.” Mais si la classe n’est pas un destin, c’est tout de même une appartenance, car malgré tout cet argent, nous dit Lopakhine, “si on réfléchit, si on veut voir les choses – moujik, cent pour cent.” Le passé, ça colle un peu trop à la peau. Gilet blanc, chaussures jaunes, merco ou rolex… peu importe : d’où l’on vient nous poursuit toujours “comme un aimant”, chantait le groupe IAM, il y aura toujours quelqu’un pour nous appeler, avec amour, “petit moujik…” quelqu’un pour voir ce que l’on tente de cacher, quelqu’un pour exhumer un passé qu’on croyait révolu, quelqu’un pour graver sur nos corps nos origines sociales par l’emploi d’un nom, d’un surnom, d’un ton ou d’un regard.
Partout les punaises, la puanteur, l’humidité, la souillure morale…
Quasiment tous les personnages de La Cerisaie sont hantés par le passé ; la nostalgie de Firs, l’identité de Lopakhine, le traumatisme de Lioubov, le comportement enfantin de Gaev. Il faudrait pourtant le décoller, ce passé, s’en débarrasser pour “aller de l’avant” nous dit Trofimov, il faudrait “en finir avec lui” par un “labeur inouï et sans relâche”. Trofimov : l’éternel étudiant, la révolution permanente… Trofimov : l’étudiant trop vieux, celui que tout le monde trouve laid, inaudible. Trofimov : l’homme libre, hors du pouvoir financier, situé au dessus des valeurs qui rassemblent les riches et les pauvres. C’est de la bouche de Trofimov que sortent les paroles les plus cinglantes. Ainsi s’adresse t’il à Lopakhine : “Vous êtes riche, vous serez bientôt millionnaire. Comme il en va dans le cycle de la nature, de même qu’on a besoin des carnassiers qui mangent tout ce qui passe à leur portée, de même, on a besoin de toi.” Il faut une pensée de l’action et non l’inverse, nous dit Trofimov. Il nous faut agir et ne pas tétaniser l’action par les apories d’une pensée idéologisée, car “l’immense majorité de l’intelligentsia ne cherche rien, ne fait rien et reste pour l’instant inapte à tout travail” constate Trofimov. “Ils ne lisent rien avec sérieux, restent à se tourner les pouces, ne font de la science qu’en parlottes, n’entendent rien à l’art. Tous sont sérieux, tous ont des visages graves, ne parlent que de sujets très graves, tous philosophent, et pourtant, sous leurs yeux, les ouvriers mangent des choses infectes, dorment sans oreiller, à trente, quarante dans la même chambre, partout les punaises, la puanteur, l’humidité, la souillure morale…” A quoi sert la beauté, la science, l’art, si cela ne nous aide pas à mieux vivre ? Ce qui se présente à la raison dans son immédiateté, et à l’œil, n’est que poudre et relève de l’idéologie. Il faut du temps et de l’effort pour le comprendre, pour dévoiler ce qui se joue derrière les apparences et distiller le regard. Derrière l’écran des phénomènes : le feu. Derrière la fumée : le soufre. Et derrière la beauté de la cerisaie : la souffrance des serfs. “Ne sentez-vous pas dans chaque fruit de votre cerisaie, dans chaque feuille, dans chaque tronc, des créatures humaines qui vous regardent, n’entendez-vous donc pas leurs voix ?” demande Trofimov.

Salut, la vie nouvelle!…
Le serf s’affranchit et le propriétaire sombre, sa décadence réside dans l’oisiveté, lui faisant perdre tout corps à corps avec la nature, avec les éléments, avec la matière, avec la vie… “Imaginez, Ania : votre grand-père, votre arrière-grand-père, tous vos ancêtres possédaient des esclaves, ils possédaient des âmes vivantes… Posséder des âmes vivantes – mais cela vous a dégénérés, vous tous, vivants ou morts, si bien que votre mère, vous, votre oncle, vous ne voyez même plus que vous vivez de dettes, sur le compte des autres, le compte de ces gens que vous laissez à peine entrer dans votre vestibule…” Le serf affranchi est bien plus libre que le maître déchu car plus apte à œuvrer. Lopakhine ne peut pas s’empêcher de travailler, c’est irrépressible… Il fera construire des datchas en lieu et place de la cerisaie : chacun aura son lopin de terre pour subvenir à ses besoins, fusionnant la figure du propriétaire à celle du travailleur. Mais en attendant l’utopie, on entend les cerisiers tomber sous les coups de hache. Ce bruit n’est pas un glas, c’est une “vie nouvelle” qu’il convient d’accueillir. Trofimov, dès lors, ne quitte pas la pièce par un adieu, mais par un “salut à la vie nouvelle !”
La Cerisaie de Tchekhov ressemble, à s’y méprendre, à notre monde d’aujourd’hui… Un tournant, une nuit… Sous un improbable ciel filmé en Normandie et au Japon par Mammar Benranou, l’équipe franco-japonaise nous donne à entendre une écriture sur la ligne de crête, entre cantonade et par devers-soi, et la brûlante actualité de Tchekhov au seuil du tombeau. La Cerisaie n’est pas un texte du crépuscule, bien au contraire, c’est celui d’une aube nouvelle car “il est deux heures du matin et il fait déjà clair”…
Marie Reverdy
Conception et mise en scène : Daniel Jeanneteau, Mammar Benranou
Texte : Anton Tchekhov
Traduction française : André Markowicz, Françoise Morvan
Traduction japonaise : Noriko Adachi
Avec : Kazunori Abe, Solène Arbel, Axel Bogousslavsky/Stéphanie Béghain*, Yuya Daidomumon, Aurélien Estager, Haruyo Hayama, Yukio Kato, Katsuhiko Konagaya, Nathalie Kousnetzoff, Yoneji Ouchi, Philippe Smith, Sayaka Watanabe, Miyuki Yamamoto Scénographie : Daniel Jeanneteau
Création lumières : Juliette Besançon
Création son : Isabelle Surel
Création vidéo : Mammar Benranou
Composition musicale : Hiroko Tanakawa
Costumes : Yumiko Komai
*Axel Bogousslavsky ne pouvant assurer les représentations à Montpellier, le rôle de Firs est confié à Stéphanie Béghain.
Projet organisé par le T2G Théâtre de Gennevilliers, Centre Dramatique National ; la Fondation du Japon et le SPAC-Shizuoka Performing Arts Center
Production : SPAC-Shizuoka Performing Arts Center — Japon ; T2G Théâtre de Gennevilliers — Centre dramatique national
Coproduction : Théâtre des 13 vents CDN Montpellier
Spectacle créé au Shizuoka Performing Arts Center (Japon) le 12 novembre 2021, en coproduction avec la Fondation du Japon