Gênes 21 / Gênes 01 de Fausto Paravidino – Théâtre de la Vignette / Acetone Cie

Le théâtre de la Vignette proposait, ce mercredi 30 novembre, une soirée en trois temps : une lecture, une pièce, une rencontre. Une lecture de “Gênes 21”, écrite par Fausto Paravidino 20 ans après les évènements qui ont eu lieu lors du sommet du G8 à Gênes en 2001, lue par Fausto Paravidino et Sophie Lagier. Une représentation de “Gênes 01”, que Fausto Paravidino avait écrite peu de temps après ces mêmes évènements, dans une mise en scène de Sophie Lagier. Une rencontre entre l’auteur, l’équipe artistique d’Acetone Cie, et le public. Un diaporama intitulé “Un romantisme les yeux ouverts, de l’antimondialisation à l’alter mondialisme” présentait dans le hall du théâtre les photos prises par David Richard lors des manifestations du contre-sommet du G8 à Gênes en 2001.

GENOVA 01 © ACETONE-3

Gênes 21
Tout commence par une lecture : nous sommes 20 ans après 2001 et les évènements de Gênes. Le texte s’appelle Gênes 21. On y parle de Covid, de lutte, de guerre. On y parle de vaccin, de manifestation, de résistance. On y parle des tranchées, des rues de Gênes, et de canapé. Dans le hall du bar de la Vignette, on écoute et on se souvient des montages qui tentaient de montrer le ridicule de certains termes appliqués à certaines situations…

« Nous sommes en guerres ! »…

Et on se souvient, que derrière ce ridicule qui nous avait fait sourire, il y avait le pathétique d’une situation qui nous glaçait le sang, car ces images nous montraient que notre monde avait changé de registre, et qu’il était passé de l’épique à la farce. Comme le dit Schopenhauer, “on dirait que la fatalité veut, dans notre existence, compléter la torture par la dérision ; elle y met toutes les douleurs de la tragédie, mais, pour ne pas nous laisser au moins la dignité du personnage tragique, elle nous réduit, dans les détails de la vie, au rôle du bouffon » et je crois qu’il convient de nommer ce phénomène par le terme “humiliation”… Un confinement, c’est une occasion ! diraient certain.e.s, que ce soit l’occasion que l’on se donne pour imaginer le monde d’après, ou l’occasion que l’on prête aux multinationales de précipiter le monde dans la brutalité néo-libérale. A défaut d’un complot, on peut donc y voir une sinistre opportunité politique consistant à atomiser les mouvements de contestation qui perdurent, à boucler les facs sous prétexte de protéger les personnes âgées, à appliquer à la gestion du pays des méthodes de management testées sur les salariés d’Orange, à enrichir Amazone et à faire taire les Gilets Jaunes. Postuler qu’il est possible de considérer que “l’occasion fait le larron”, est-ce que cela revient à accréditer la théorie du complot ? “Je ne sais pas”, nous dit Anna dans ce monologue écrit par Fausto Padovino, et “ dans ce monde-là, je ne sais pas pourquoi il faudrait fêter les 20 ans des évènements de Gênes. Que fêtons-nous ? Les violences policières ?” J’écoute son témoignage, et je ne sais pas ce que j’aurais pu répondre à ça. Par la voix de Sophie Lagier, Anna continue de dérouler sa parole. Tout se confond un peu. Anna n’est pas vaccinée, “mais je suis pas anti-vax” rajoute-t’elle “je sais que ce que je vous raconte là, ça n’a rien à voir avec votre question sur ce qui s’est passé à Gênes en 2001, enfin si en fait, il y a juste que moi, j’ai plus du tout confiance”… Aucune motivation relevant d’une conviction scientifique dans ce choix, mais une expression politique qu’Aurélien Barraud avait nommé en ces termes : “Dans les revendications antivax, il y a aussi un geste de revendication sociale, il y a aussi des gens qui sont très exclus de la société, et qui disent par ce geste : ne venez-pas nous parler du bien commun. Le bien commun nous a oublié, nous sommes laissé.e.s pour compte, nous sommes au ban du commun que vous avez créé, ne nous demandez pas, à nous qui sommes en bonne santé, de faire un geste pour le commun alors que, précisément, vous ne nous donnez rien”. Précisément, l’idée de bien commun agonise à nos pieds… Précisément, nous l’achevons au sol écumant de rancune… Nous avons appris à nous méfier de ce mot… Notre rébellion nous aurait-elle transformés en soldats de l’atomisation ? La pensée capitule… Je pense au constat d’Aurélien Barraud : “On a fait de la liberté individuelle l’alpha et l’oméga de toute la politique du désirable, et cette idée que tout est affaire de choix individuels est un peu la gangrène…” la pensée capitule, la contradiction nous guette de toutes parts, tétanisant l’action… “Qu’y a t’il à fêter pour ces 20 ans des évènements de Gênes, lors du G8 de 2001 ? Fêter ce sommet où 8 personnes décidaient pour tous les autres ? Ce sommet où 8 personnes, parce qu’élues, se tenaient pour l’incarnation vivante de la volonté politique de tous ? Fêter la violence policière ? Tu parles d’un anniversaire ! Celui de notre échec !” poursuit Anna. L’après-Gênes, pour Anna, ressemble à un naufrage…

Action – Sidération / Gênes 01

On se mobilise quand on sent une menace qui flotte dans l’air, avant même de la connaître ; quand l’intuition a plus de solidité qu’une preuve formelle ; quand l’adrénaline qui annonce un danger imminent envahit nos corps et produit un sentiment de matrice, laissant échapper, dans Gênes 21, une réplique de Morpheus prononcée avec l’accent italien de Fausto Paravidino. Ce sentiment confus nous pousse à agir comme on fait un pari, car “la limite de la pensée, c’est la nécessité d’agir” nous disait Olivier Neveu lors de son séminaire au CDN. En effet, rien ne sert d’attendre d’avoir toutes les cartes en main pour se mettre à agir, car cela ne se produira jamais. Nous n’aurons jamais toutes les cartes en main. Nous n’aurons jamais une vue pleine et limpide de la situation politique, sociale, économique dans laquelle nous sommes. La pensée ne précède pas l’action, elles se co-construisent, elles sont les jambes avec lesquelles nous nous frayons un chemin dans le monde. Il y a un moment où l’action est nécessaire car c’est à partir d’elle que la pensée puise sa survie. La nécessité d’agir et l’envie de faire corps, pourrait-on rajouter, l’envie de se sentir appartenir au monde… Car il y a le moment où le pressentiment nous a conduit à nous rassembler au sein d’une foule hétérogène, aux motivations diverses et parfois mêmes contradictoires. Les grands rassemblements contestataires produisent ensuite un effet qui n’était initialement pas visé : la re-découverte de cette évidence d’une organisation collective, malgré les contradictions, les débats, les différences, les divergences, les conflits. Un air de fête s’installe dans la lutte. On l’a senti dans la vie des ronds-points, la vie des ZAD, lors des rassemblements plus ponctuels mais réguliers des organisations altermondialistes, lors des nuits debout… Et ce sentiment est un moteur puissant de l’action, même quand la pensée fait en partie défaut, même quand elle ne peut affirmer avoir saisi l’ensemble des enjeux politiques et économiques d’une situation qu’elle condamne tout de même. On sent, précisément, qu’on touche au vrai grâce à l’action.

“Jeter son corps dans la lutte”, comme dirait Pasolini, car on a senti dans notre chair, à défaut d’avoir saisi dans notre raison, que le moment était propice. Nous nous sommes senti.e.s poussé.e.s par une petite ivresse épique, par une vague idée d’appartenir au peuple, par la conviction d’être un.e citoyen.ne et de manifester pour une juste cause, par le sentiment d’être légitime à entrer dans le débat public et de considérer, dès lors, que le cordon de CRS ou de carabinieri ne saurait s’apparenter à une milice politique. C’est ce que pensaient les aides-soignantes, et c’est ce que nous racontent les images que le photographe David Richard a prises à Gênes et qu’il a regroupées, lors de l’exposition proposée au bar de la Vignette, sous le titre “Un romantisme les yeux ouverts, de l’antimondialisation à l’alter mondialisme”. C’est bien cela la liberté ? Non ? Celle de disposer de soi et de sa liberté d’expression ? Que risque t’on en allant manifester à Gênes ? On est en démocratie et on manifeste pacifiquement : que pourrait-il se passer ? Le texte de Fausto Paravidino évoque alors la mort de Carlo Giuliani, un ragazzo, un gamin. Peu importe l’angle par lequel on regarde ce tir de carabinieri ou le point de vue par lequel on considère le fait, rien ne saurait justifier cette mort totalement arbitraire, criminelle… La voiture des carbinieri redémarre et laisse Carlo Giuliani au sol, gisant dans son propre sang après que la balle tirée à moins de 10 mètres l’ait atteint à la pommette. La voiture des carabinieri roule par deux fois – marche avant, marche arrière – sur son corps. Carlo Giuliani, 23 ans, succombe. Europe 2001 : la sidération sous forme de grand “Why” évoqué par Fausto Padovino lors de la rencontre qui a eu lieu à l’issue de la représentation. Europe 2001 : le cerveau bugue, la pensée capitule, il est impossible de comprendre. “On s’est bien fait calmer !” dirait Anna. Peut-être… Certains ont “bien compris la leçon”, et d’autres ont chopé la haine. “Moi, je vote aujourd’hui pour la Ligue”, nous disait Anna tout à l’heure “ça vous fait bizarre n’est-ce pas, quelqu’un qui était à Gênes en 2001 et qui vote aujourd’hui pour la Ligue.”

Gênes 01, 20 ans plus tard.

Gênes 01 annonce, dans sa note introductive datée du 17 décembre 2002, ce qu’elle tente d’être : un témoignage, un témoignage de témoignage, une pièce obligatoirement ouverte car la lumière ne peut pas être faite sur des faits parcellaires, une pièce à trou, à compléter. Il manque une dimension pour que cette pièce documentée puisse rentrer dans la catégorie du théâtre-documentaire, celle de la voix qui organise les témoignages, les met en perspective, les commente, les reçoit et en mesure les effets. Mais ce degré documentaire est impossible, car le geste d’écriture de Fausto Paravidino réside dans le grand “Why” de la sidération incapable de traiter les informations, d’organiser les témoignages, de donner du sens au fait. Une écriture de la sidération qui nomme afin que le cerveau puisse intégrer au moins ceci : “cela a été”, autrement dit “cela a été réel”, “cela a réellement existé”, “cela a eu lieu”, “cela a été”.

Mort de Carlo Giuliani / paris-luttes.info

Je me souviens d’avoir lu Gênes 01 dès sa sortie française, en 2004, parce qu’évoquée par un auteur dont j’ai oublié le nom, qui présentait un ouvrage dont j’ai oublié le titre, dans une librairie de Toulon dont j’ai oublié l’adresse. Je n’ai pas acheté le livre de cet auteur, mais j’ai acheté celui de Fausto Paravidino, Peanuts et Gênes 01, paru aux éditions de l’Arche. On parlait encore des évènements de Gênes et la pièce me semblait, dès lors, parler d’actualité. La voyant aujourd’hui, 20 ans plus tard, je me dis qu’à présent elle parle d’Histoire, d’un évènement historique, d’un évènement qui appartient à l’histoire de nos luttes, d’un évènement qui n’est peut-être pas un moment clef, qui n’est peut-être pas un de ces moments où la vapeur se renverse et où le monde bascule, mais d’un moment qui est tout de même un jalon, un moment marquant, un moment que nous ne cacherons pas sous le tapis, un moment qui ne répond pas au “devoir de mémoire”, un moment qui n’est fait ni de martyrs, ni de victoire, ni de défaite, un moment historique, certes, mais dont le statut reste encore à élucider. Fausto Paravidino l’avait écrit, dans sa note introductive “Ayant accepté avec la modestie nécessaire l’idée que la version définitive de cette tragédie sera peut-être écrite par les enfants de nos enfants.” Pour le moment, il y a les premiers récits, construits autour de ces deux angles morts que furent l’école Diaz et la caserne de Bolzaneto. Une écriture polyphonique, chorale. La montée des voix. Des phrases courtes, tranchant dans notre entendement comme un scalpel dans la chair. L’évènement innommable. L’image traumatique : une trainée de sang sur les murs, des bris de dents laissés au sol. Il y a la tentative de dire la douleur physique et celle de l’humiliation, la douleur inconcevable, la douleur irréductible, la douleur qui n’authentifie pas la lutte, la douleur qui n’est pas romantique, la douleur inconcevable, insensée, inexplicable, pure. Une violence inexplicable, une énigme qui ne peut pas se résoudre et une douleur sans perspective, car la douleur ne peut pas être considérée comme un investissement sur l’avenir. Les blessés ne sont ni des héros, ni des martyrs. Gênes 01 : le monde ne bascule pas et l’espoir d’avenir se fracasse sur la ligne de défense que le capitalisme dresse contre ses opposants. Le regard se distille peut-être : la démocratie est un leurre, la république une simple idéologie, la liberté d’expression une pathétique farce, les prisonniers sont politiques, le mouvement altermondialiste est frappé de plein fouet, on parle d’expédition punitive, on mortifie les chairs pour mater les esprits, le G8 se transforme en G7 puis en G20… Et 20 ans après ? Il n’y a peut-être pas un après Gênes comme si Gênes 2001 avait été un pivot. Et le monde de l’après Gênes n’existe pas plus que le monde de l’après Covid, mais il y a encore quelque chose, qui ne relève ni de l’espoir ni de l’illusion, mais du geste dans sa forme la plus pure. Il y a encore quelque chose qui bouge derrière la sidération. Il y a encore cette irrépressible nécessité d’action. Il y a cette lettre datée de 2017, écrite par Fabio lors du procès qui lui était intenté pour rébellion suite à sa participation au contre-sommet du G20 à Hambourg, et que Sophie Lagier décide de rajouter à la pièce. Cette lettre qui témoigne d’une calme et indéfectible détermination, et dont la lucidité peut glacer le sang… https://lundi.am/fabio-hambourg

Marie Reverdy

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Gênes 01 de Fausto Paravidino, mise en scène par Sophie Lagier

Interprétation : Laura Chrétien, Tristan Michel et Yanis Skouta

Assistanat mise en scène : Laura Chrétien

Lumières : Jean-Claude Fonkenel

Régie son et vidéo : Éric Guennou

Production ACETONE CIE

Coproduction : Théâtre la Vignette – Scène conventionnée – Université Paul-Valéry ; Scènes croisées de Lozère

Avec le soutien de DRAC Occitanie ; Région Occitanie ; Ville de Montpellier ; Printemps des comédiens dans le cadre du Warm Up

Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National

Accueil en Studio Libre au Théâtre des 13 vents – CDN Montpellier

Avec le soutien du Collectif MxM

Ce spectacle a été répété au Théâtre de la Bastille.

La pièce Gênes 01 de Fausto Paravidino (traduction de Philippe Di Méo) est publiée et représentée par L’ARCHE-éditeur & agence théâtrale.

Publié par Marie Reverdy

Marie Reverdy est dramaturge et travaille avec plusieurs compagnies de théâtre et de danse, en salle ou en espace public. Elle intervient auprès des étudiants de l’Université Paul Valéry-Montpellier 3, des étudiants de l'Université de Nice Côte d'Azur, du Conservatoire de Montpellier parcours Théâtre, du DPEA de Scénographie de l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Montpellier et de la FAI-AR – formation supérieure d’art en espace public à Marseille. Formée à la philosophie, Marie Reverdy obtient son doctorat en 2008 avec une thèse consacrée à la question de la Représentation et de la Performance à partir d'un corpus d'Art Biotech. Elle aborde ainsi les liens entre Epistémologie, Ethique et Esthétique. Sa collaboration pour la revue d’art contemporain Offshore pendant près de 20 ans, pour laquelle elle rédigeait la chronique Théâtre, lui permet de se former auprès de Jean-Paul Guarino à l’exigence des concepts dramaturgiques et philosophiques déployés dans une langue qui échappe au formalisme universitaire. Marie Reverdy a également collaboré à la revue Mouvement pendant 5 années. Intéressée par la notion philosophique de Représentation, elle est l’autrice de l’ouvrage Comprendre l’impact des mass-médias dans la (dé)construction identitaire, paru en 2016 aux éditions Chronique Sociale. Elle a également publié Horace... Un semblable forfait, à partir d'Horace de Pierre Corneille, paru en 2020 aux éditions L'Harmattan. Pour ce projet, elle a fait dialoguer Droit et Théâtre en formant une équipe composée de juristes (magistrat et avocat.e.s) et de comédien.ne.s.

Un avis sur « Gênes 21 / Gênes 01 de Fausto Paravidino – Théâtre de la Vignette / Acetone Cie »

  1. Comme le dit Schopenhauer, “on dirait que la fatalité veut, dans notre existence, compléter la torture par la dérision; elle y met toutes les douleurs de la tragédie, mais, pour ne pas nous laisser au moins la dignité du personnage tragique, elle nous réduit, dans les détails de la vie, au rôle du bouffon » et je crois qu’il convient de nommer ce phénomène par le terme “humiliation”…
    Merci Marie. C’est tellement ça ! Je suis d’accord avec le regard que tu as sur nôtre….. société.

    Aimé par 1 personne

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