Quelque chose se tricote, semble-t’il, au fil de la saison du CDN de Montpellier. On pouvait voir “Institut Ophélie” en octobre et interroger la partialité du regard représentant la femme, la naissance de la folie qui est imposée à son corps plus ou moins défendant, voire la naissance du concept même de folie comme marquage des individus et des corps. La pièce documentaire en 4 parties “Laboratoire Poison”, conçue, écrite et mise en scène par Adeline Rosenstein, interroge elle aussi le regard, tous les regards. Elle interroge les énoncés et les énonciations. Elle aborde également la question des identités en contexte d’oppression : héro.ïne ici et lâche ailleurs, héro.ïne pour les uns et traître.sse pour les autres, héro.ïne aujourd’hui et scélérat.e demain. Car l’identité n’est pas une substance, mais le résultat d’une énonciation, elle n’est pas immuable et la penser au prisme de l’interlocution nous permet de comprendre que ce n’est pas hier qui explique aujourd’hui, mais aujourd’hui qui évalue hier.

Comment faire Histoire ? Sachant que toute représentation, récit, témoignage, photo, diagramme, statistique, image, implique une partialité. C’est la figure du “traître”, aux prises avec ce constat de partialité, qui va constituer le fil rouge des Laboratoires Poison 1, 2 et 3, fil rouge-sang, ou fil “barbelé”, comme le dit Adeline Rosenstein, mais nous pourrions préciser : fil “barbelé-séparation-c’est-à-dire-non-pas-individuation-mais-exclusion-négation-destruction”. C’est un peu long, mais c’est bel est bien le fil qui constitue le voyage qui nous mène de la Belgique sous l’occupation nazie au Congo Belge, de l’Algérie sous l’occupation Française aux colonies portugaises, plus particulièrement la Guinée-Bissau et les îles du Cap-Vert. Le voyage, ce n’est pas tant celui qui nous fait passer d’un continent à l’autre que celui qui nous permet d’enquêter à l’intérieur des images, ce n’est pas tant celui qui “nous fait voir du pays”, mais celui “qui fait voir le pays autrement”. Interroger les femmes et le rapport intime qui se noue, dans leur chair, avec les mouvements de l’Histoire, les sortir de l’invisibilisation où elles ont été enfermées, c’est le moteur de l’Antipoison, ou Laboratoire Poison 4. Comme le dit Adeline Rosenstein : « invisibiliser les femmes nier leur place, c’est passer sous silence les violences qui leur ont été faites, car on ne peut violenter ce qui n’existe pas ». Et ce silence empoisonne…
Male gaze et regard blanc : De Laboratoire Poison au Qui Vive ! Déconstruire !
Changer le regard, le mettre en crise, questionner les absences, soupçonner le Male Gaze, constater la fabrique de l’invisibilisation, prendre conscience du Regard Blanc, interroger les termes et leur lot axiologique, leur lot de connotation, leur lot de tout ce qu’ils nous obligent à dire, sans le vouloir, ou sans le savoir, du type “Homme = humain=homme et pas vraiment femme”, “il = il ou elle = Homme = humain = homme et pas vraiment femme”, “spectateur = spectateur ou spectatrice = Homme etc.” : ce n’est donc pas la majorité, mais bien le dominant qui l’emporte. La langue, c’est déjà un sérieux problème… En 1977, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, Roland Barthes constatait que « La langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire ni progressiste ; elle est tout simplement fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire. » L’exercice discursif n’est donc pas celui de la raison et, par-là même, du libre-arbitre, mais l’expression du socius, de l’idéologie de la classe qui impose sa langue sur le marché de la parole, la langue de celui qui a droit de cité, la langue qui se presse, avec aisance, de changer “LE covid” en “LA covid” mais rechigne à changer “le spectateur” en “spectateurice”… Il s’agit donc de décoloniser et déphallusiser les langues et les regards, déconstruire les récits pour réagencer les éléments qui les composent sous un jour nouveau, ou une nuit nouvelle, mettre en crise les certitudes acquises.

Le mot implique la production privée d’une image. L’exemple le plus courant donné à cet égard est le suivant : un père de famille et son fils ont un accident de voiture. Si le père va relativement bien, on craint pour le choc que le jeune garçon a reçu à la tête et qui a provoqué son évanouissement. On transporte l’enfant d’urgence à l’hôpital. Dans le hall des urgences, le médecin de garde s’approche du brancard et s’écrit : « je ne peux pas soigner cet enfant, car c’est mon fils ! ». Pourquoi ?
Combien sommes-nous a avoir eu, comme premier réflexe, une réponse alambiquée, construite sur le modèle narratif du « fils du laitier ou du facteur » ? La réponse, fort simple pourtant, était que le médecin était sa mère. Cette expérience de pensée interroge les images stéréotypées qui nous permettent de penser le monde. A quoi ressemble la représentation privée de la personne qui remplit la fonction de médecin quand on entend le terme “médecin” ? Probablement à un homme blanc, cis, la trentaine… Un premier pas de côté vis-à-vis de cette norme nous conduirait à la représentation d’un homme noir ou d’une femme blanche (on reconnaît là le choix de casting des acolytes du héros des films hollywoodiens). Deux pas de côté pourraient nous conduire à une représentation de la femme noire, etc. L’identité se pense donc en “pas de côté” vis-à-vis d’un centre normatif constituant l’image type de l’humain lambda.
Représenter, interpréter, stéréotyper
Il suffirait, pourrait-on croire, de voir une image réelle pour déjouer les pièges de la représentation privée, façonnée par l’habitude culturelle, pleine de pré-jugés et de pré-visibilités. Il suffirait de voir une image prise sur le vif, un cliché en polaroïd, sans filtre, sans acteurice, sans retouche. Mais il n’est pas sûr, non plus, que l’image photographique soit plus impartiale, car elle implique un champ qui implique un hors-champ. C’est la démonstration que fait Georges Didi-Huberman quant aux informations disparues par le recadrage de certaines photos témoignant des camps de concentration. Et puis il y a notre regard, plus ou moins fasciné, voire aveuglé, par l’esthétique révolutionnaire, et qui nous tente, avec plus ou moins de force, à passer sous silence ce qui serait le plus à même de nous déranger. Le mieux, comme le fait Adeline Rosenstein, c’est de montrer le processus de fabrication des représentations.

“Voir, c’est déjà savoir” dit-on à juste titre. La cognition humaine est ainsi faite que pour gagner en efficacité, elle s’appuie sur le savoir acquis, le meut en schéma voire en stéréotype, le reconvoque comme un réflexe et considère le nouveau au prisme de l’ancien, tronquant un résultat posé avant le processus. Ainsi donc la représentation est toujours là, présente dans notre mode d’appréhension du monde, tapie dans les moindres replis de notre système cognitif. La comparaison, dès lors, est bien plus qu’une tentation, ou une facilité, c’est un irrépressible réflexe dont la déconstruction nécessite un réel et sublime effort. Et c’est la langue, en tout premier lieu, qui est investie par la déconstruction. Il s’agit de mettre en crise le langage, nous dit Gilles Deleuze, jusqu’à ce qu’il bégaie. Il s’agit de prendre la parole pour faire entendre la langue et ses seuils, ses gouffres, ses violences, le palimpseste de toutes les dominations qui l’ont marquée au fer rouge. Répéter, pour faire entendre, comme le propose, lors du Qui Vive !, Salim Djaferi dans Koulounisation. Il s’agit de considérer que la langue ne va pas de soi, qu’elle n’est pas tant vectrice d’expression qu’outil de construction et que nous devons, dès lors, la prendre comme on prend les armes. Il faut prendre la langue au carrefour de ses hybridités et la rendre sauvage, indomptée car indomptable. Cela se joue dans l’écriture, bien sûr, mais aussi dans la diction. Dire et non jouer. Dire pour faire entendre la langue-même et sa matérialité. Dire pour déconstruire la syntaxe et redistribuer le sens. Dire, enfin, pour faire entendre la singularité de cell.ui qui s’empare de la langue pour fabriquer, dans un corps à corps, une nouvelle façon de se raconter et de raconter le monde. C’est ce que feront Michaela Danjé dans La Route de la Traversée et Olivia Stainier dans Alopecia Areata Universalis.
Laboratoire Poison décide de regarder le monde, le document, le témoignage, en tentant d’échapper au prisme du “familier”, c’est-à-dire du “déjà vu”, autrement dit du “pré-jugé”. Se méfier de sa propre interprétation et choisir de présenter plus que représenter. Il s’agit de pouvoir être vecteurice sans pour autant incarner ou interpréter ; car la racine grecque Krinein (séparer, choisir) est à l’origine de deux termes, Kritês (le juge) et Hupokritês (le comédien) qui nous montre bien que “jouer” et “juger” reposent sur la même démarche cognitive, celle de l’interprétation. Et celle-ci, lorsqu’elle n’est pas interrogée, est partiale : elle tranche, ampute, n’adopte qu’un seul point de vue, et réduit les identités. Mais Krinein nous offre aussi la crise, et la critique. Les choix de direction d’acteurices d’Adeline Rosenstein sont, en ce sens, d’une rare finesse : un dire qui échappe à l’interprétation comme jugement, un dire qui fait entendre l’énoncé en le dépouillant de toute possibilité de représentation iconique, un dire critique et subversif. La subversion, ce n’est pas faire table rase mais se pencher dans l’espace vide qui se situe entre ses quatre pieds et vérifier, par la même occasion, s’il ne faudrait pas passer un bon coup de balai. La subversion, c’est le temps donné pour que les flux de nos identités et de nos désirs coulent dans les brèches infimes qui peuplent la surface des phénomènes afin de modifier nos regards en profondeur. Le temps de 3h50 de Laboratoire Poison et d’un Qui Vive !
Notes pour moi-même :
Règle numéro 1 : se méfier des mots et de leur lot de valeurs préconçues qui s’accrochent au réel comme une colonie de morpions
Règle numéro 2 : se méfier du spectacle, de sa séduction et de son illusionnisme.
Règle numéro 3 : se méfier des interprétations qui vont un peu trop vite en besogne
Règle numéro 4 : se défaire de la tyrannie d’une séduction facile et factice de surface pour nous donner à définir les critères de désirabilité d’un monde que nous n’avons pas le choix d’habiter.
Marie Reverdy
Conception, écriture, mise en scène : Adeline Rosenstein
Avec : Aminata Abdoulaye Hama, Marie Alié, Habib Ben Tanfous, Djucu Dabo, Marie Devroux, Salim Djaferi, Rémi Faure El Bekkari, Titouan Quittot, Adeline Rosenstein, Talu, Audilia Batista en alternance avec Christiana Tabaro, Jérémie Zagba en alternance avec Michael Disanka
Assistanat à l’écriture, dramaturgie et mise en scène : Marie Devroux
Regard extérieur : Léa Drouet
Documentation : Saphia Arezki, Hanna El Fakir
Regards historiques : Jean-Michel Chaumont (Poison 1), Denis Leroux (Poison 2), Jean Omasombo Tshonda (Poison 3)
Direction technique : Raphaël Noël
Composition sonore : Andrea Neumann, Brice Agnès
Espace et costumes : Yvonne Harder
Lumières : Arié van Egmond
Production : Maison Ravage, La Comédie de Saint-Etienne, CDN, La Criée Théâtre national de Marseille et le Théâtre Gymnase-Bernardines
Coproduction : ExtraPôle Provence-Alpes-Côte d’Azur*, Scène nationale Châteauvallon – Liberté, Théâtre national de Nice, Théâtre Dijon Bourgogne CDN
*Plateforme de production soutenue par la Région SUD Provence-Alpes-Côte d’Azur rassemblant le Festival d’Avignon, le Festival de Marseille, le Théâtre National de Nice, le Théâtre national de Marseille La Criée, Les Théâtres, Anthéa, la scène nationale LibertéChâteauvallon et la Friche la Belle de Mai
Prochains Qui Vive ! 10 déc, 28 janv, 11 fév, 25 mars, 15 avril, 13 mai.