Séminaire et Bord-Plateau – Institut Ophélie / Nathalie Garraud et Olivier Saccomano

Une fois par mois, nous proposerons une réflexion, ou une divagation, née de la mise en relation entre la programmation du CDN de Montpellier, le bord-plateau qui s’en suit, et le Qui Vive ! construit par l’équipe programmée et précédé du séminaire “Passages Secrets” d’Olivier Neveux.

Nathalie Garraud et Olivier Saccomano. SpinticA.fr
Nathalie Garraud et Olivier Saccomano © Jean-Louis Fernandez

Plusieurs pierres pavent le chemin du parcours artistique de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano : la conviction que le travail de mise-en-scène relève d’un corps à corps avec la forme propre du texte ; l’organisation en troupe qui permet, tout en gardant l’intégrité des sphères du texte d’une part et de la mise-en-scène d’autre part, une co-construction entre le plateau et la page, entre la scénographie et l’écriture, entre la mise-en-scène et la mise-en-mots ; et la conviction d’une parenté entre geste théâtral et action politique. En effet, le parcours d’une compagnie n’est pas constitué d’une série d’œuvres opportunistes, comme le rappelle Olivier Neveux, mais d’obsessions que l’on interroge, gratte et réinterroge sans cesse au fil des œuvres et en dialogue avec le monde et ses changements. Il y a comme un “plan d’immanence” dirait Gilles Deleuze, qui est propre à tel.le ou tel.le créateurice et qui se construit au fur et à mesure des créations, un plan qui est donc second chronologiquement, mais premier logiquement car il se situe au fondement. Dans ce fonctionnement rétroactif, l’antérieur et le postérieur se confondent. Aucune énigme à déceler dans ce constat, car c’est à partir du présent que nous évaluons le passé, et non à partir du passé que nous débouchons sur le présent : le passé est sans cesse reconstruit par le récit que l’on en fait au présent… C’est la raison pour laquelle la présentation du séminaire “Passages Secrets” d’Olivier Neveux nous rappelle que le chercheur Philippe Ivernel, qui a tant contribué au sauvetage de la mémoire du théâtre politique, proposait de « partir de l’inquiétude contemporaine » pour aller chercher dans le passé des exemples et non de « partir du passé pour n’aboutir jamais au présent ». Disons autrement, pour citer Olivier Neveux citant Jacques Rancière qu’“on croit très souvent que c’est le savoir qui produit des envies de révoltes ; alors qu’il faudrait se demander si ce n’est pas plutôt la révolte qui produit des envies de savoir”. Quelque chose devait commencer par là : par la déconstruction de l’idée que l’on se fait de la lutte, de la représentation préfabriquée que l’on a de la figure de l’opprimé.e, du pré-jugé quant à sa capacité à comprendre le monde pour se rendre compte, in fine, qu’iel comprend autrement, et plus profondément, que par les voies de la rationalité. Quelque chose devait en découler : la volonté de mettre fin au patriarcat de l’oppresseur comme à celui du sauveur. Un seul moyen pour ce faire, se mettre en situation de “parler avec” au lieu de “parler de” ; de “présenter” pour réfléchir au lieu de “représenter” – ce qui relève du “déjà tout vu”. Je pense à cette femme oubliée, Louise Dupin, qui disait déjà, au début du XVIII siècle, à peu près ceci : “la représentation de quelques femmes dans les livres d’histoire n’a pas vocation à dire qui elles sont, mais à constituer la preuve de l’infériorité de la femme ou, pour le dire autrement, de toutes les femmes en tant qu’elles sont femmes”. De là, sûrement, la remarque d’Olivier Neveux quant à la récurrence du terme “réalisme” pour qualifier les enjeux d’un art politique qui consiste présenter le réel tel qu’il est au lieu de le traverstir en image idéologique. De là aussi l’appel à son dépassement, pour ne pas se borner à ce qui est mais imaginer ce qui pourrait être, ce qui devrait être, ce qu’on voudrait qui soit.

Olivier Neveux. SpinticA.fr
Olivier Neveux

C’est qu’il n’y a pas de représentation “innocente”, toute “réaliste” qu’elle se présente. Elles sont toutes partielles, partiales, axiologisées, voire idéologisées. C’est l’histoire de la représentation de la femme dans l’histoire de l’art, toujours objet du regard, toujours réifiée à la consommation de la chair, jamais sujet de désir, jamais sujet de l’action de peindre… Le regard se devait d’être distillé pour lire, de cette manière, ce qui nous a toujours été présenté comme sacré. De là, probablement, la contradiction entre ces salles tapissées de nues féminins et cette étudiante en littérature qui s’est vue refuser l’entrée au Musée d’Orsay à cause d’un décoletté jugé trop vulgaire par la direction, de là l’envie d’aller soulever son tee-shirt avec les femens, de “brûler les musées” avec Rodrigo Garcia (Golgotha Picnic), peut-être même de balancer de la soupe sur la vitre d’un Van Gogh pour réinterroger notre relation au sacré muséal, “mort”, et à son pôle opposé, le vivant actuel et bafoué. Et comme le présent ne s’éclaire pas par le passé, l’histoire de la représentation de la femme offerte, belle, lisse, “à poil et sans poil” ne nous conduit pas au féminisme d’aujourd’hui. Par contre, la conscience fémisniste d’aujourd’hui nous conduit à considérer le passé avec une acuité nouvelle, en donnant la parole à celles qui, jusqu’à présent, n’ont été les sujets grammaticaux que de verbes passifs : être représentée, être peinte, être déshabillée…

Institut Ophélie (Garraud/Saccomano)© Jean-Louis Fernandez. SpinticA.fr
Institut Ophélie (Garraud/Saccomano)© Jean-Louis Fernandez

Une scénographie forçant un regard de biais, une série de portes et de traversées, une série de passages évoquant les flux dont parlent Gilles Deleuze et Félix Guattari, et que le désir plus ou moins bien portant couperait et coderait pour en agencer et réagencer certains bouts. Il faut dire que la subjectivité n’est pas une boîte noire mais une situation, un point de vue exprimé sur une “région” du monde, plus ou moins grande selon la condition héritée en fonction du sexe, du genre, de l’appartenance ethnique ou de la classe sociale. Le monde n’a pas la même taille selon que l’on soit masculin ou féminin, faisant dire à Goethe que “le monde est la maison de l’homme tandis que la maison est le monde de la femme”… Il faut dire aussi que le regard est affaire d’historicité, et non de liberté absolument hors contexte, hors sol.

On construit le regard, on construit la subjectivité, on construit le genre, on construit la morale de la pureté, on construit la folie, etc. Dès lors, on déconstruit la loi et son en-dehors, on construit la lutte, on déconstruit l’institution, on construit un contre-courant, on déconstruit la tyrannie de la norme, etc. Et comme on construit et déconstruit et reconstruit sans cesse, notre habitat naturel, c’est la ligne de crête, entre ce qui n’est déjà plus et ce qui n’est pas encore. Être, c’est être sur un seuil, viser l’inaccessible étoile, et mettre en place une stratégie pour l’atteindre, avancer sur la ligne de crête, changer d’étoile, élaborer une nouvelle stratégie, faire preuve de tactique pour avancer, modifier sa stratégie, puis changer à nouveau d’étoile. Non pas que nous soyons des girouettes, mais parce que le ciel est infini.

Ainsi, pour répondre à une exigence nouvelle, celle de considérer une problématique féministe, Nathalie Garraud affirme avoir dû troquer l’égalité au profit de l’équité. En effet, dans le fonctionnement de la compagnie, Nathalie Garraud imposait une répartition égalitaire de la parole entre chaque comédien.ne de la compagnie, car la portée politique du théâtre ne réside pas tant dans son contenu que dans sa modalité de faire. L’organisation de la troupe et les règles politiques qui la régissent en tant que groupe, dans le cadre d’une écriture en partie basée sur (ou du moins inspirée par) les improvisations des comédien.ne.s, génèrent, de fait, des formes insoupçonnées, confirmant que la question esthétique est une question politique et réciproquement (à moins que ce ne soit l’inverse), comme dirait Bernard Stiegler. Or ici, pour cet Institut Ophélie, il a fallu revoir cette règle d’égalité pour ne pas avoir à souffrir d’une sorte de “dissonance axiologique”. Ainsi, au regard du “démusellement” de la parole d’Ophélie et au besoin de rééquilibrer sa place de sujet par rapport à celle d’objet, l’égalité du temps de parole ne pouvait pas constituer une réponse politique adéquate. Pour agir sur le monde, il faut que le plateau soit un espace de contre-poids, donnant un temps de parole déséquilibré entre les comédien.ne.s, certes, mais rééquilibrant ainsi, autant que faire se peut, le déséquilibre du monde.

Institut Ophélie (Garraud/Saccomano)© Jean-Louis Fernandez. SpinticA.fr
Institut Ophélie (Garraud/Saccomano)© Jean-Louis Fernandez

Déconstruire les habitudes, reconfigurer les organisations, interroger les formes d’institutionnlisation du faire pratique dans l’acte de création, voilà qui explique la présence de Gilles Deleuze et Félix Guattari sur le plateau, aux côtés de Simone de Beauvoir, Angela Davis, Jacques Rancière et Silvia Federici, toustes théoricien.ne.s, entre autre, de l’image et/ou du féminisme. Toustes nous ont enseigné qu’agir sur l’image c’est agir sur le monde. Quelque part, il fallait bien les brûler ces idoles : toutes ces représentations qui tiennent lieu de mais n’imitent rien ; toutes ces représentations qui, loin de décrire le réel, le produisent comme autant de prophéties de mauvaise augure auto-réalisatrices ; toutes ces représentations qui, à force de brutalier notre oeil, ont fini par s’inscruster sur notre rétine, sur notre cerveau, et impacter nos corps. Car c’est bien ça, le délire-monde, la folie d’Ophélie : c’est la brutalité de ceux qui croient aux images, la folie de la représentation de la femme, la prolifération des représentations les plus folles générant la folie des objets-femmes et des femmes-objets, l’hystérie du sexe faible, faisant du corps féminin un asile d’aliénée(s), une institution qu’il convient de soigner.

Marie Reverdy

Pensée émue pour mon oncle et parrain Paul Onorre, disparu alors que j’écrivais ces lignes, et à qui je dois d’avoir été sensibilisée aux enjeux politiques de ce siècle ; de la seconde guerre mondiale au féminisme, et du chandail de laine d’Adam Smith au marxisme.

Institut Ophélie – une pièce de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano

écriture : Olivier Saccomano
mise en scène : Nathalie Garraud
avec : Karim Daher, Mitsou Doudeau, Mathis Masurier*, Cédric Michel*, Florian Onnéin*, Conchita Paz*, Lorie-Joy Ramanaidou*, Charly Totterwitz*, Maybie Vareilles

scénographie : Lucie Auclair, Nathalie Garraud
costumes : Sarah Leterrier
lumières : Sarah Marcotte
son : Serge Monségu
assistanat à la mise en scène : Romane Guillaume

* Troupe Associée au Théâtre des 13 vents

production : Théâtre des 13 vents CDN Montpellier
coproduction : Les Quinconces & L’espal — Scène nationale Le Mans ; L’empreinte — Scène nationale Brive-Tulle ; Théâtre de l’Archipel — Scène nationale de Perpignan ; Centre dramatique national de l’Océan Indien ; La Comédie de Reims — Centre dramatique national ; Les Halles de Schaerbeek — Bruxelles ; Châteauvallon – Liberté — Scène nationale ; Le Parvis — Scène nationale Tarbes-Pyrénées ; le Théâtre du Bois de l’Aune
avec le soutien du Fonds d’insertion de L’éstba financé par la Région Nouvelle-Aquitaine

Suivre les séminaires “passages secrets” d’Olivier Neveux au théâtre des 13 vents-CDN de Montpellier, les samedis 22 oct, 19 nov, 10 déc, 28 janv, 11 fév, 25 mars, 15 avril, 13 mai de 14 h 30 à 16 h 30, en amont des Qui Vive !

https://www.13vents.fr/category/saison-2022-23/

Publié par Marie Reverdy

Marie Reverdy est dramaturge et travaille avec plusieurs compagnies de théâtre et de danse, en salle ou en espace public. Elle intervient auprès des étudiants de l’Université Paul Valéry-Montpellier 3, du Conservatoire de Montpellier parcours Théâtre, du DPEA de Scénographie de l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Montpellier et de la FAI-AR – formation supérieure d’art en espace public à Marseille. Formée à la philosophie, Marie Reverdy obtient son doctorat en 2008 avec une thèse consacrée à la question de la Représentation et de la Performance. Sa collaboration pour la revue d’art contemporain Offshore pendant près de 20 ans, pour laquelle elle rédigeait la chronique Théâtre, lui permet de se former auprès de Jean-Paul Guarino à l’exigence des concepts dramaturgiques et philosophiques déployés dans une langue qui échappe au formalisme universitaire. Marie Reverdy a également collaboré à la revue Mouvement pendant 5 années. Intéressée par la notion philosophique de Représentation, elle est l’autrice de l’ouvrage Comprendre l’impact des mass-médias dans la (dé)construction identitaire, paru en 2016 aux éditions Chronique Sociale. Elle a également publié Horace... Un semblable forfait, à partir d'Horace de Pierre Corneille, paru en 2020 aux éditions L'Harmattan.

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