La Scierie – du 9 au 25 juillet 2022
Avec cette pièce, la Compagnie Futur Immoral se penche sur la figure mythique de Tirésias, devin aveugle de Thèbes, car “sa voyance met en échec la culture capitaliste de l’image et nous ramène à nous questionner, au travers de la pratique corporelle et l’invention performative, à la fois sur la vision et sur la prévoyance, sur le présent et sur l’avenir” nous expliquent Paola Stella Minni et Konstantinos Rizos. A La Scierie, en plein festival d’Avignon, les prophéties de Tirésias prennent un sens tout particulier. Les questions que posent, en tant qu’artistes, Paola Stella Minni et Konstantinos Rizos, et en tant que programmateur, l’équipe de La Scierie, sont à l’intersection de l’écologique et de l’esthétique. Ces questions sont d’autant plus pressantes que le festival d’Avignon, par son ampleur, pollue.

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Ambiance sonore issue des rues d’Avignon et du spectcacle Kill Tirésias
Je traverse Avignon pour me rendre à la Scierie. En cette fin de festival, les cartons accrochés partout dans la ville commencent à fatiguer… Lorsque le festival sera fini, combien de camions faudra-t-il pour tout débarrasser ? Je feuillette le programme du Off, la réponse est dedans, page 25 : en comptant uniquement les affiches, cela fait 60 tonnes de déchets !
Je bois un café aux Corps Saints, on pose des tracts sur ma table, d’autorité. Je refuse. “Ça mord pas !” – “Oui mais ça pollue !” Je parcours les ruelles ; on me tend des tracts, d’autorité, comptant sur mon réflexe pavlovien de prendre en remerciant n’importe quoi que l’on me tende. Je presse le pas, évite les tracts, longe les remparts et sors par la porte Saint-Lazare. Je suis la route et le bruit des voitures et rentre dans la cour de La Scierie. Il fait chaud, très chaud, et les cigales s’en donnent à cœur joie.
La Scierie est à deux minutes seulement, à pied, des remparts de la ville. Il s’agit d’un tiers-lieu axé sur la culture, l’écologie et l’économie sociale et solidaire. On y trouve, entre autres : un magasin d’alimentation du réseau Biocoop, plusieurs assoc., un théâtre de 1000 m2, un studio, une buvette, et le premier data center 100% vert, local, à hydrogène permettant le stockage des données numériques. En savoir plus.
La figure de Tirésias
A La Scierie, en plein festival d’Avignon, les prophéties de Tirésias prennent un sens tout particulier. La pièce se structure en 7 divinations, présentées dans le désordre. 7, c’est un chiffre qui revient régulièrement autour de la figure de Tirésias : on dit qu’il a été femme “durant 7 automnes” (selon Ovide) pour avoir séparé deux serpents qui s’accouplaient. On dit également qu’il vécut durant 7 générations. A quoi ressemblaient son corps et les traces laissées par le passage du temps ? A-t-il continué de vieillir au-delà de ce que nous pouvons concevoir ? Le temps a-t-il, pour lui, ralentit ses effets ? “Moi, Tirésias, vieil homme aux mamelles fripées” lui fait dire T.S. Eliot, “Je suis jeune et je veux m’essayer à la danse” lui fait dire Euripide après avoir fait état de sa vieillesse.
Et son regard, à quoi ressemblait-t-il ? Car si ses « yeux sont clos à notre lumière» nous dit Euripide, depuis qu’il prit partie pour Zeus contre Héra, ils sont grand ouverts à ce qui est au-delà du visible. Tirésias, aveugle, est voyant, et son don de voyance lui est conservé au-delà de sa mort.

Tirésias vit sur les seuils : homme/femme, jeune/vieux, voyant/aveugle, monde humain/monde divin, royaume d’Hadès/ terre des vivants. Paola Stella Minni et Konstantinos Rizos rajoutent un nouveau seuil, reptile/bipède, confondant ainsi le voyant et le visible, et perturbant le temps en confondant l’effet et sa cause (car si Tirésias n’avait pas séparé deux serpents en train de s’accoupler, il n’aurait jamais été femme, jamais aveugle, jamais devin).
Sur le plateau, Paola Stella Minni et Olivier Muller se lovent, comme un nœud de couleuvres – Divination 7 – avant de se maquiller d’un point noir figurant des pupilles sur leurs paupières closes – Divination 2. A partir de là, tout se jouera les yeux fermés.
Performer à l’aveugle densifie les corps tout en faisant vaciller leur assurance. L’écriture chorégraphique se construit sur l’écoute attentive de l’un envers l’autre, renforçant l’identité duale de Tirésias. Il y a, dans ces corps, quelque chose qui cherche à saisir, ou qui sent que ça advient… Les mouvements se développent comme sur une bande analogique abimée, qui ondule et à qui il manquerait quelques images par seconde, à moins qu’ils n’évoquent les crépitements et ondulations d’une flamme du grand incendie qui s’annonce.

Don’t KILL TIRESIAS
Si la figure de Tirésias est installée sur les seuils et procède du mélange, le monde, lui, procède d’une distinction stricte des éléments et pousse à l’extrême sa tendance à devenir brasier. Les éléments se séparent, radicalement : l’eau se retire, la terre devient pierre, poussière, roche, stérile, l’air se fait vent brûlant, sirocco. Quelques phrases ou quelques mots sont parfois projetées sur l’écran situé en fond de scène. “Sable”, “pierre”, “vent”, “granit”, “fossile”… Le monde s’assèche… Dans la musique composée par Konstantinos Rizos, des bruits de feux et d’hélicoptères se laissent distinguer, lointains et insistants avec, comme toute prophétie, un léger goût d’inéluctable…
“Moi Tirésias, vieillard aux mamelles fripées, J’ai vu la scène. Et j’ai prévu le reste…” écrit T.S. Eliot dans “Le Sermon du Feu”. “Notre maison brûle !” nous dit Tirésias… et rien ne sert de tuer le messager s’il a le pouvoir de prophétiser au-delà de sa mort.
La pièce s’achève, je quitte la salle, le théâtre, la cour de La Scierie, je longe la route, passe la porte Saint-Lazare et m’enfonce dans les ruelles à l’intérieur des remparts. Mon regard de festivalière se distille avec le mouvement des pancartes et flyers balayés par le mistral : peut-on encore voir de la beauté dans un geste qui participe à rendre le monde un peu moins vivable ? L’air est brûlant, il embrasera peut-être, un jour, 60 tonnes d’affiches… et la commedia sera finita.
Marie Reverdy
Chargée de production : Lucille Belland Création: Paola Stella Minni & Konstantinos Rizos
Kill Tirésias se construit en deux versions :
Version plateau : Première 27 Janvier 2022 CDCN Le Pacifique Grenoble Interprétation : Paola Stella Minni, Olivier Muller Son et lumières : Futur Immoral en collaboration avec Clément Rose Collaboration artistique : Cyril Cabirol
Version lieu non-dédié : Interprétation : Annamaria Ajmone, Nuno Bizarro, Paola Stella Minni, Konstantinos Rizos Collaboration artistique : Cyril Cabirol, Geoffrey Badel Regard extérieur : Mathieu Bouvier
Production : Futur Immoral Coproduction : CDCN Grenoble Le Pacifique Accueil studio : Montpellier Danse | Avec le soutien du département de l’Hérault Résidences : CDCN Le Pacifique Grenoble, Théâtre d’O Montpellier, Agora Montpellier Danse
Dates à venir : Festival Fabrica Europa, Florence Italy – Septembre 2022. Montpellier Danse – Novembre 2022