On parle souvent de Montpellier Danse pour sa programmation, saison et festival, mais plus rarement pour son travail d’accompagnement des artistes, plus que jamais essentiel dans ce contexte sanitaire. Lors de cette saison, 30 artistes venu.e.s du monde entier seront en résidence à l’Agora, 313 jours sur 334 jours ouvrés. Autrement dit, la présence d’artistes au travail dans les trois studios de Montpellier Danse est continue. Un tiers de ces artistes est issu de la région, un tiers est issu du reste de la France, un tiers vient du reste du monde. Régulièrement, des studios ouverts, des discussions, des ateliers de danse, permettent de rencontrer leur travail en cours d’élaboration. C’est dans ce contexte que nous avons pu découvrir celui de Paola Stella Minni & Konstantinos Rizos de la Compagnie Futur Immoral, actuellement artistes associés au Pacifique – Centre de Développement Chorégraphique National de Grenoble, pour leur travail autour de la figure antique de Tirésias.
L’Agora a toujours eu vocation à accompagner les artistes dans le cadre de résidences. Certains chorégraphes ont adopté Montpellier après avoir été accueillis en résidence, d’autres, comme Paola Stella Minni et Konstantinos Rizos, après avoir fait le Master exerce. Ce master, initié par le Centre Chorégraphique National de Montpellier en partenariat avec l’Université Paul Valéry – Montpellier 3, est l’unique formation de niveau master en France qui accompagne des artistes, auteurs de leur projet, et favorise la recherche en danse. Entre Montpellier Danse, le Centre Chorégraphique National et le Master exerce, Montpellier est résolument une terre d’accueil pour les chorégraphes du monde entier. Le public y est connaisseur, curieux, féru, ouvert à l’improbable. Le contexte sanitaire a rompu, pour un temps, ces moments de rencontres artistiques et cosmopolites autant qu’il a perturbé le rythme de travail des artistes. Entre report, fermeture des frontières et des salles, annulation de résidences, etc. il fallait redoubler d’efforts pour soutenir la création. Dans ce travail d’accompagnement des artistes par Montpellier Danse, il fallait également permettre les échanges qui n’ont pas pu avoir lieu entre les publics et le travail des artistes, et qui participent pourtant au processus de création et de production. En deux après-midi, six artistes ont eu l’occasion de montrer leur travail et de discuter de leur démarche. Quel format choisir pour présenter une œuvre en cours d’écriture ? Quel est le statut de cet objet scénique en cours de création ? Un extrait ? Une matière brute ? Tout dépend de l’inscription de la résidence Montpellier Danse dans le calendrier de création de la compagnie. Certains sont à leur tout début, d’autres sont sur la dernière ligne droite. Paola Stella Minni & Konstantinos Rizos, avec Kill Tirésias, en sont aux trois quarts, pourrait-on dire : les lignes dramaturgiques du projet sont clairement dessinées, l’écriture est déjà bien avancée, la scénographie et la musique offrent déjà les clefs esthétiques de l’œuvre.

Qui est Tirésias, ce devin de Thèbes ? Nous savons qu’il est devin, aveugle, et qu’il aurait changé de sexe. Mais, finalement, nous n’en savons pas beaucoup plus… Selon les versions, c’est Héra qui l’aurait rendu aveugle, après qu’il ait révélé à Zeus la supériorité du sexe féminin quant au plaisir sexuel. Selon d’autres versions, c’est Athéna, qu’il aurait vu par plus ou moins mégarde, tandis qu’elle se déshabillait pour prendre son bain. Le don de prophétie a suivi la cécité, comme réparation à l’injustice qui lui aurait été faite pour une peine trop lourde en regard de sa faute. Quant à son changement de sexe, selon Ovide, Tirésias troubla l’accouplement de deux serpents avec son bâton et fût transformé en femme durant sept années, mais d’autres versions considèrent que Tirésias est née femme et que, se refusant à Appolon, celui-ci l’aurait changée en homme afin qu’elle comprenne la frustration masculine. Autrement dit, qu’elle ressente l’emprise d’Éros…
On raconte, également, qu’il aurait vécu durant sept générations : sept générations, sept divinations, c’est ce que propose Paola Stella Minni & Konstantinos Rizos. La présentation de leur travail ne donnait à voir, dans ce cadre, que 2 divinations sur les 7 prévues. Il s’agit d’un duo qui unit au plateau Paola Stella Minni et Olivier Muller. La première divination est une grande leçon de théâtre : un point noir sur chaque paupière suffit pour que le corps devienne aveugle et le visage masqué. Chaque mouvement des deux danseurs se réorganise alors dans sa relation à l’espace, densifiant la présence des corps, tandis que leurs yeux qui ne nous voient pas nous regardent obstinément. Dans la divination 5, quelque chose serpente, se love, dans un mouvement lent et incessant, un mouvement perpétuel pourrait-on dire, tant la forme évolue sans changer d’identité. L’entrelacs des corps les rend indistincts, l’un ET l’autre car l’un PAR l’autre.
Tirésias, voyant aveugle, voit le passé, voit le futur, voit ce qui se cache derrière le présent. Il voit le fleuve du temps et son lit. Il est en dehors du temps, assez, en tout cas, pour vivre pendant sept générations. Lors d’une rencontre avec les artistes en résidence, Konstantinos Rizos indiquait que la musique, composée par Paola Stella Minni & Konstantinos Rizos, visait cette sensation qu’elle « serait issue du fin fond de l’espace » (donc du temps), et qu’elle constituerait le soubassement de l’ensemble de la pièce. Et en effet, l’univers sonore participe de ce trouble temporel qui habille la figure de Tirésias. Leur Tirésias pourrait être celui qui est vu par les yeux de Pasolini, dont le film Oedipus Rex constitue une des sources d’inspiration scénographique : cette couleur beige d’un sol aride par laquelle les peaux se confondent au paysage, ces légers reliefs en pente douce qui froissent la terre comme du papier.
La vidéo initiale, projetant du texte sur ce léger dénivelé qui n’est ni mur ni sol, nous dit « regarde, fortissimo » et interroge « où vas-tu ma jeunesse ? ». C’est par le verbe que Tirésias advient à nos consciences. Puis l’écran se tait et la présence affleure. Par ce duo, Tirésias est homme ET femme, humain ET serpent, déjouant la chronologie de ses identités multiples. Si le texte initial nous reste en mémoire, plus rien, sur le plateau, ne relève du champ discursif : Tirésias apparaît et se confond avec ses divinations. La musique agrandit l’espace vide, abolit le temps et la tyrannie de son cours : nous baignons dans le même fleuve que celui de Tirésias, et de celui d’avant le monde car si « avant le monde, je t’aimais d’un amour indéfini… depuis le début du monde, j’aimerai la personne qui comprend que je crie… »
Marie Reverdy
Création: Paola Stella Minni & Konstantinos Rizos
Kill Tirésias se construit en deux versions :
Version plateau :
Première 27 Janvier 2022 CDCN Le Pacifique Grenoble
Interprétation: Paola Stella Minni, Olivier Muller
Son et lumières: Futur Immoral en collaboration avec Clément Rose
Collaboration artistique: Cyril Cabirol
Version lieu non-dédié :
Interprétation : Annamaria Ajmone, Nuno Bizarro, Paola Stella Minni, Konstantinos Rizos
Collaboration artistique: Cyril Cabirol, Geoffrey Badel
Regard extérieur: Mathieu Bouvier
Chargée de production: Lucille Belland
Production: Futur Immoral
Coproduction: CDCN Grenoble Le Pacifique
Accueil studio: Montpellier Danse | Avec le soutien du département de l’Hérault
RESIDENCES : CDCN Le Pacifique Grenoble, Théâtre d’O Montpellier, Agora Montpellier Danse
Dates à venir : Festival Fabrica Europa, Florence Italy Septembre 2022
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