Lors de la programmation de Montpellier Danse 21/22, Matthieu Hocquemiller présente au Studio Cunningham / Agora, les 16, 17 et 18 novembre, sa pièce L’Ethique, dernier volet d’une série de dialogues et de performances en portrait, créée en complicité avec le Klap – Maison pour la Danse de Marseille. L’Ethique fait suite au Corps du Roi et Dialogue avec Shams. Il s’agit d’un duo, composé d’image et de présence, dans un dialogue permanent fait de chair et de mots entre deux hommes : un homme jeune et un homme âgé. Comment, face à cette pièce limpide et complexe, crue et délicate épurée et foisonnante, ne pas rentrer en dialogue avec soi-même ? Avec l’œuvre ? Avec l’histoire de la philosophie ?

Tout commence par un roman photo, en noir et blanc… et un dialogue platonicien, audio lors de la vidéo, écrit et projeté sur le fond de scène lors des moments où les corps se font jour. Dans cette alternance, un seul et même duo de deux hommes : un éthicien qui ressemblerait, à s’y méprendre, à un sophiste… Il se fera appeler, pourtant, So, comme Socrate mais sans « crate » qui veut dire « pouvoir »… On connait tous Socrate, sa maïeutique, son disciple Platon, sa détestation des sophistes… Mais qui est Alcibiade qui est avec lui ? Un orphelin qui reçut les leçons de Socrate. Séduisant, élégant, riche, dandy… On lui prête d’avoir fait rompre la paix entre Sparte et Athènes et d’avoir désiré la guerre au nom de son seul intérêt personnel. On lui reproche d’avoir été déserteur. On l’accuse de blasphème contre Hermès et on le taxe d’oligarque. C’est la Perse qui aura raison de lui, et qui le fera assassiner alors qu’il était dans les bras d’une maîtresse.
Trop de puissance pour si peu de pouvoir, pourrait-on dire…
– C’est quoi la puissance ?
– De quelle puissance tu parles ? La puissance esthétique ?
– Oui… Ou peut-être du pouvoir d’une œuvre… Y a-t-il une différence entre la puissance d’une œuvre et le pouvoir d’une œuvre ?
– Assurément.
– J’ai l’impression que le fait que l’un soit Substantif et l’autre Verbe nous met déjà sur la voie de leur différence…
– Le « pouvoir de » présuppose non seulement une capacité, une virtualité — le « en puissance » d’Aristote — mais aussi les moyens de la mettre en œuvre — le « en acte » d’Aristote. On peut avoir « du pouvoir sur », mais on a de la puissance tout court… On peut demander : « Je peux ? » mais assurément pas : « je puissante ? ». Le pouvoir, c’est le périmètre du possible, ou du permis, de l’action. La puissance, c’est plus obscur on dirait, plus souterrain, plus moteur peut-être… La puissance est un état, une propriété individuelle, alors que le pouvoir est le résultat d’un processus collectif, même s’il peut s’exercer, en tant que domination, de la part d’un seul individu sur un seul autre… Parfois, celui qui a du pouvoir n’a pas de puissance, et vice versa.
– Donc l’art, alors, dans ma réception privée, ne dialogue qu’avec ma puissance ? Indépendamment de mon pouvoir ?
– Oui
– Il dialogue avec mon désir ?
– Oui, car le désir lutte contre la sidération, qui est la mise en veille de la puissance. Le désir lutte aussi contre la pulsion, qui est aveugle. Le désir, c’est une façon, pour l’individu, de s’articuler avec le monde… Tout comme la sexualité, ou comme l’art.
– Matthieu !
– Oui ?
– Je viens de voir la photo bouger… Un clignement d’œil, un regard qui change de direction…
– Oui, car le désir est un art du temps, pas de la durée… Il tient à une demi-seconde…
– Je suis tellement peu habituée à ce que l’on anticipe mes désirs tout en leur laissant le temps de se déployer, peu habituée à ce qu’un léger mouvement de paupière m’ébranle au moment exact de mon acmé réceptif, peu habituée à voir, fait de chair et de sang, l’art étrusque s’incarner, la caricature médiévale se sublimer, le temps se perdre au creux de son propre pli…
– Le temps… Celui qui passe, nous emportant dans son cours, mais que l’on croit avoir le pouvoir d’arrêter, ou de rebrousser… Il y a les stigmates, il y a le pli du temps sur le pli de la peau… Il y a la peau, nue. Il y a la nudité naturelle et la sexualité socialement pré-écrite, mais il y a aussi, et c’est la seule chose qui m’intéresse, la sexualité naturelle : celle qui couche Eros et Thanatos dans le même lit. Car il y a Spinoza, la joie de vivre et la soif nietzschéenne ; il y a le gouffre de Schopenhauer et la déconstruction de Derrida ; il y a le pouvoir post-mortem d’Aristote qui ne tient pas à lui ; il y a la volonté de puissance et l’angoisse existentielle ; et puis il y a Schubert… Il y a la jeune fille, et il y a la mort…
– Ça fait beaucoup de choses : un rythme effréné…?
– Non, car il y a aussi l’unité du monde, l’unité du corps et de la conscience, le rhizome deleuzien au creux de nos lits, la béatitude sur nos papilles gustatives et l’Ataraxie au tréfonds de l’ivresse dionysienne[1]. Le désir est un art du temps, et le temps est un pli qui ne demande qu’à déployer, suavement, les secrets qu’il peine à cacher.
– Est-ce qu’avoir écrit une critique sous forme de dialogue rend mon propos plus explicite ?
– Je ne sais pas…
Marie Reverdy
Chorégraphie et conception : Matthieu Hocquemiller
Avec : Patrice Desmons, Pierre Emö
Tournage et réalisation photo et vidéo : Magali Laroche
Musique : Benjamin Collier
Lumière : Abigail Fowler
Administration : Scopie
Production : Cie A Contre Poil du Sens
Coproduction : Klap/Maison pour la Danse de Marseille, Centre chorégraphique national de Montpellier Occitanie – Direction Christian Rizzo
Avec le soutien de DRAC Occitanie – Ministère de la Culture, Région Occitanie, Ville de Montpellier
[1] Gouin Jean-Luc, « Ataraxie au tréfonds de l’ivresse dionysienne Hegel ou de la Vernunft comme sémaphore du réel », Études Germaniques, 2009/1 (n° 253), p. 171-204. DOI : 10.3917/eger.253.0171. URL : https://www.cairn.info/revue-etudes-germaniques-2009-1-page-171.htm