A nouveau confiné.e.s, les programmations hibernent… Il nous reste toujours la possibilité de nous souvenir d’un spectacle, bien au chaud dans nos maisons, si nous avons la chance d’en avoir une… Et c’est à Une Maison de Christian Rizzo, justement, à laquelle je pense.
Pour Une Maison, Christian Rizzo rassemble 14 danseurs pour qu’ils habitent le plateau, architecturent l’espace et, par leur rencontre, fassent maison ensemble dans un temps élastique qui accueille le souvenir et un perpétuel devenir qui, dans son mouvement, laisse échapper les fantômes et totems qui se cachaient dans ses replis.

Samedi 22 juin à 20H00, le Festival Montpellier-Danse s’ouvre sur Une Maison de Christian Rizzo. Le noir se fait dans la salle du Théâtre Jean-Claude Carrière et le plateau dévoile une scénographie du devenir. Il s’agit, dès les premières secondes, de sentir le devenir-monde des signes en présence, de l’abstraite figure de néons suspendus au tas de tourbe ocre en fond de scène. Un monde humain en projet, en puissance, tendant vers l’existence effective, poussant vers sa réalisation en acte…
Il s’agit de sentir, également, le devenir figure de chaque interprète. Le premier danseur, encore seul en scène, porte un masque neutre et se meut lentement. Nous sentons un corps en quête d’individuation, en attente de la présence des autres pour devenir soi, du regard d’autrui pour ôter son masque et que naisse son visage.
Il s’agit, enfin, de sentir le devenir maison de nos relations… Le plateau se remplit peu à peu et restera habité. 14 danseurs, c’est une grande maison. Chaque geste de l’énoncé performatif (fondant ce qu’il énonce), bien plus que de la description (fondée sur l’identité). Chaque regard procède de l’interlocution bien plus que de l’assertion d’identité car faire maison, c’est avant tout faire relation. Collaboration, affrontement, échange, choralité, agent, agi, face, avec, contre… la première partie de la pièce explore toutes les modalités relationnelles. Faire relation n’est pas simplement faire corps, et faire face n’est pas obligatoirement faire front. Diagonale, pas de deux, contact, canons… La chorégraphie se construit par récurrence de motifs, finesse des micro-détails, continuum fourmillant en constante évolution, élasticité du temps qui interdit le séquençage. Des situations émergent en esquisses, comme autant de possibles fictions, citations, références, souvenirs. Inatteignable actualisation, perpétuel devenir tendant vers l’être… La musique de Pénélope Michel et Nicolas Devos renforce le traitement de cette temporalité si particulière qui caractérise le travail de Christian Rizzo : une avancée parcourant sans cesse l’impossible escalier de Penrose, générant la paradoxale sensation d’une progression constante dans un temps aboli.
De l’autre côté du temps
Mais le temps n’est pas figé pour autant, la pièce bascule, la lumière change, et le tas de tourbe se défait. Nous entamons l’implacable sablier, le temps compté par la tourbe jetée, à la pelle, jusqu’à recouvrir la blancheur du plateau. Du visage individué se découvre à présent la figure totémique des masques d’animaux, revêtus au moment où la mort se fait sentir et avant que n’apparaissent les fantômes. Derrière le masque neutre se cachait le visage, à présent on s’aperçoit que derrière le visage se cachait le totem, au strict sens ethnologique d’ « ancêtre ». Masque de perroquet, de singe, de cheval, de rat : la pièce ne résout par le statut de cette figure totémique qui apparaît. Est-ce un masque qui cache ou révèle ? L’écran de projection de nos peurs et tabous ? La condition nécessaire pour que les fantômes dévoilent leur présence ? Permet-il de les appeler, de les accueillir, de les conjurer ?

Le plateau se couvre de traces laissées par les corps en mouvement, incessamment recouvertes par la tourbe : un plateau-monde-palimpseste. La maison a été construite et peuplé de son allégorique fantôme, immobile, révélant le cœur même du propos.
Christian Rizzo met en scène un temps qui, en passant, réactive les figures que l’on pensait endormies. En effet le spectacle, abstrait, évoquent nos maisons mais surtout nos fantômes, tous nos fantômes : nos paroles déjà prononcées, nos gestes déjà effectués, un décès dans la famille, une idée qui se meurt, un espoir qu’on enterre, un monde qui disparaît, l’empreinte laissée par nos chers disparus… Dans un rituel aux allures de carnaval, les danseurs quittent la maison à jardin, formant une chaîne et effectuant des pas évoquant le sirtaki : mémoire et devenir totémique de l’Europe sauvage, de moins en moins habitable. Le fantôme reste seul en scène. Le 4ème mur peut alors se dresser, dans un drapé de rideau à la grecque « équipé sur patience ». Un unique mouvement de fermeture allant de cours à jardin achève ainsi la construction de cette maison. Car, comme nous le rappelle Charles Baudelaire, « celui qui regarde du dehors à travers la fenêtre ouverte ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. »
Marie Reverdy
Spectacle coproduit et co-accueilli par le Printemps des Comédiens et Montpellier Danse les 22 et 23 juin 2019 – Théâtre Jean-Claude Carrière / Domaine d’O