Musée Duras de Julien Gosselin au Printemps des Comédiens

Julien Gosselin, Musée Duras - 22-03-25 - © Simon Gosselin. SpinticA - Marie Reverdy

Julien Gosselin propose au théâtre Jean-Claude Carrière, avec Musée Duras, une traversée à travers l’œuvre de Marguerite Duras. Pendant 10 heures, la promotion 2025 du Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris – Mélodie Adda, Rita Benmannana, Juliette Cahon, Alice Da Luz Gomes, Yanis Doinel, Jules Finn, Violette Grimaud, Atefa Hesari, Jeanne Louis-Calixte, Yoann Thibaut Mathias, Clara Pacini, Louis Pencréac’h, Lucile Rose, Founémoussou Sissoko, avec la participation de Guillaume Bachelé et Denis Eyriey – nous ont offert d’entendre Hiroshima mon amour, L’Homme assis dans le couloir, Savannah Bay, L’Amant, Suzanna Andler, La Maladie de la mort, L’Exposition de la peinture, La Douleur, L’Homme atlantique, sur une ambiance musicale de Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde.

Julien Gosselin, Musée Duras – 22-03-25 – © Simon Gosselin 2-37

L’enfance et la guerre sont les deux jambes sur lesquelles Marguerite Duras explore la violence, le désespoir, le désir, la tristesse…

L’enfance, la violence, le désespoir, le désir, la tristesse et la guerre finissent par se nouer ensemble, dans un mouvement textuel composite, fait de matériaux autobiographiques, de fragments de souvenirs, de bouts de fantasmes, de bribes documentaires. L’enfance et la guerre ont ceci de commun qu’elles relèvent toutes deux du “subissement”, comme dit Marguerite Duras, mettant le corps “à la merci de”.

Sous la plume de Marguerite Duras, le temps s’abolit. Elle mélange les dates, brouille les chronologies car “l’écrit, dira-t-elle, est déjà là, dans la nuit. Écrire serait à l’extérieur de soi, dans une confusion des temps, entre écrire et avoir écrit, entre avoir écrit et devoir écrire encore, entre savoir et ignorer ce qu’il en est. Partir du sens plein, en être submergée, et arriver jusqu’au non-sens.” C’est la raison pour laquelle le mot “musée” sied bien mieux à Marguerite Duras, et à la lecture qu’en offre Julien Gosselin, que le mot théâtre, car ce n’est pas la succession, mais la juxtaposition des œuvres qui nous permet de visiter Marguerite Duras comme on visite une boite crânienne, avec ses obsessions, avec ses ritournelles, et avec ces moments où le mot se fait musique, opaque, mystère. Alors, au bout d’un moment, dans cette plongée théâtrale qui aura duré 10 heures, quelque chose se passe : ce n’est plus par l’oreille, ni par la raison, que le texte nous parvient, mais par un autre truchement, par une brèche qui s’est faite quelque part, ouvrant grand la nuit noire tapie dans nos corps.

Ça rend sauvage l’écriture. On rejoint une sauvagerie d’avant la vie. Et on la reconnaît toujours, c’est celle des forêts, celle ancienne comme le temps. Celle de la peur de tout, distincte et inséparable de la vie même. (Marguerite Duras, Ecrire)

Nous commençons notre visite dans la pénombre, avec Founémoussou Sissoko pour L’Homme assis dans le couloir. Assis.e.s sur les gradins en bi-frontal, ou bien, allongé.e.s au centre, nous sommes invité.e.s à fermer les yeux et à écouter. Il fait sombre. Nous entrapercevons à peine les corps sur les gradins d’en face ou ceux allongés sur le sol blanc qui recouvre la scène. Nos yeux devinent, seulement, les présences immobiles et l’arrivée de Founémoussou Sissoko tandis que le texte qu’elle porte évoque le paysage qui s’ouvre jusqu’au fleuve. Dans l’air légèrement vaporeux flottent quelques volutes de fumée sur lesquelles le texte traduit en anglais trace le sillon de son chemin depuis le vidéoprojecteur jusqu’aux écrans suspendus au-dessus des fauteuils. La voix amplifiée se déforme quelquefois. Les basses sont, à certains moments, poussés au point que nous pouvons sentir les vibrations en nous, physiquement, sous nos sièges et dans nos poitrines. Ces syllabes, ou ces mots vibrants, flirtent avec les frontières de l’audibilité et se font matière, brûlure, séisme.

Nous traverserons, au fil de la journée, l’Indochine, le Mékong, Saïgon, Savannah Bay, Hiroshima, Paris, Nevers, la France coloniale, la tonte des femmes, le retour des camps.

L’Amant résonne, en fin de matinée, dans la bouche d’Alice Da Luz Gomes. Une adolescence formée au lycée français, non loin des rizières, dans les abords de la prostitution, dans le giron de la mère, aux portes du désir naissant. Un peu enfant, un peu maladroite, un peu “difforme”, comme l’est le corps adolescent, elle évoque “le visage prémonitoire de ses 15 ans”, ce “visage d’alcool avant l’alcool”. Elle nous parle du regard des hommes, posés sur les toutes jeunes filles. Elle nous raconte ensuite cette rencontre avec l’Amant, et cette première fois vécue comme le point de basculement vers la vieillesse. Le désir, la fascination, le fantasme, le manque d’argent, la mère…

Puis vient le souffle chaud d’Hiroshima mon amour et l’impossible salvation, l’inéluctable oubli et l’illusion de la mémoire.

“ – Qu’est-ce que c’était pour toi, Hiroshima, en France ?

– La fin de la guerre, je veux dire complètement… Le commencement d’une peur inconnue.”

Le récit refait surface, cet amour de jeunesse avec un soldat allemand “ennemi de la France”, la libération, la mort de l’homme aimé, et le froid du rasoir sur le cuir chevelu…

Julien Gosselin, Musée Duras – 22-03-25 – © Simon Gosselin 1-68

Au fil de notre déambulation dans ce Musée Duras, quelque chose finit par lâcher, comme un barrage qui cède, coupant le souffle, lors de La Maladie de la Mort. Le texte dit par Rita Benmannana, magnifique et violent, tragique, nous est parvenu par l’oreille, par l’œil, et par tous les pores de la peau. On entendait derrière les mots le cri, le sanglot, et c’est la totalité du corps qui a répondu : le nœud dans la gorge, les larmes aux yeux, les poumons serrés. Il y a quelque part, au-dedans, un endroit insoupçonné, profond, que la voix de Rita Benmannana a su trouver pour déposer ce texte publié en 1982 aux Éditions de Minuit, lu il y a trop longtemps, trop mal, peut-être pas en entier.

“Vous n’aimez rien, personne, même cette différence que vous croyez vivre, vous ne l’aimez pas. Vous ne connaissez que la grâce du corps des morts, celle de vos semblables

Vous annoncez le règne de la mort.”

Julien Gosselin, Musée Duras – 22-03-25 – © Simon Gosselin 1-93

La journée avance, je ne sais plus très bien quelle heure il est. Le repas se fait sur le pouce, le début d’après-midi fait entendre Suzanna Andler, les échecs de l’amour, du couple, l’impossibilité du dialogue amoureux et l’opacité du sentiment qui ne se laisse jamais saisir par aucune conscience.

Julien Gosselin, Musée Duras – 22-03-25 – © Simon Gosselin 2-12

Le fait divers s’est également invité, avec L’Amante anglaise, puis La Douleur est arrivée, immobile et claire obscure, dite par Louis Pencréac’h. Elle s’est invitée comme un trou de mémoire : “J’ai retrouvé ce Journal dans les deux cahiers des armoires bleues de Neauphle-le-Château. Je n’ai aucun souvenir de l’avoir écrit. Avril” Ce journal oublié, c’est celui écrit au retour de l’homme aimé, Robert L., déporté à Dachau.

La réalité des camps est innommable : “je me suis trouvée devant un désordre phénoménal de la pensée et du sentiment auquel je n’ai pas osé toucher et au regard de quoi la littérature m’a fait honte.” La réalité des camps ne se manifeste qu’à l’état de trace, dans la maladie et la maigreur du corps de Robert L. pesant, à son retour, 38 kilos pour 1m78.
“Ce nouveau visage de la mort organisée, rationalisée, découvert en Allemagne déconcerte avant que d’indigner. On est étonné. Comment être encore allemand ? On cherche des équivalences ailleurs, dans d’autres temps. Il n’y a rien.”

La dernière pièce du Musée Duras est donnée sous une forme concertante par Clara Pacini. Il s’agit de L’homme atlantique, et de la lettre dans laquelle le texte s’est originé. Marguerite Duras y déploie les liens entre amour, désir, geste d’écriture et littérature :
“On n’écrit jamais à une seule personne. C’est déjà un stade très éloigné, différent, de la parole : on écrit des lettres pour qu’elles restent écrites et gardées et toujours elles sont adressées plus loin que la personne à qui elles paraissent l’être. Vous ne parlez pas à cause de cela, parce que vous ne croyez pas à la dilapidation définitive de la parole. Vous croyez à la parole écrite, vous ne croyez qu’à elle, une fois dépassé le seuil de la dépossession. Une lettre, une fois écrite, vous quitte. Et c’est alors qu’elle prend cette équivalence avec l’écrit, que se greffent sur son devenir ce risque et cette chance de s’incruster dans le temps.”

Julien Gosselin referme le livre Duras sur l’auto-réflexivité de l’écriture, sur l’invitation réitérée, par Marguerite Duras, à écrire – “Écrivez à d’autres que moi, répondez-leur à eux, répondez à mes questions à d’autres qui ne les ont pas posées mais écrivez” – et sur le risque, ou la chance, d’incruster le geste d’avoir écrit dans le temps.

Julien Gosselin, Musée Duras – 22-03-25 – © Simon Gosselin 2-29

Le Musée n’est pas seulement un lieu d’exposition, il est aussi un lieu de collection. Dans leur diversité d’époque, de forme, de genre, quelques détails qui auraient pu passer inaperçus se font motifs. Visiter Marguerite Duras aux côtés de Julien Gosselin, c’est bénéficier d’un éclairage, l’occasion de se dire que nous ne l’avions peut-être pas si bien lue, que nous devrions la relire, que nous n’avions pas mesuré ce qui était en germe dans certains textes, en queues de comète dans d’autres.

Le Printemps des Comédiens se termine, il ne reste plus de livre de Marguerite Duras à la librairie tenue par Laurent Lalande, “même en occasion, je n’ai plus rien”.

Marie Reverdy

Les 07 et 08 juin au Théâtre Jean-Claude Carrière

Avec des élèves de la promotion 2025 du Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris : Mélodie Adda, Rita Benmannana, Juliette Cahon, Alice Da Luz Gomes, Yanis Doinel, Jules Finn, Violette Grimaud, Atefa Hesari, Jeanne Louis-Calixte, Yoann Thibaut Mathias, Clara Pacini, Louis Pencréac’h, Lucile Rose, Founémoussou Sissoko et la participation de Guillaume Bachelé et Denis Eyriey

Mise en scène et scénographie : Julien Gosselin
Dramaturgie : Eddy D’aranjo
Collaboration à la vidéo : Pierre Martin Oriol
Musique : Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde
Lumière : Nicolas Joubert
Collaboration à la scénographie : Lisetta Buccellato
Costumes : Valérie Montagu
Assistante à la mise en scène : Alice de la Bouillerie
Régie générale : Loraine Mercier
Régie lumière : Nicolas Joubert et Lou-Hanna Belet
Régie vidéo : Raphaël Oriol et Baudouin Rencurel
Régie son : Dominique Ehret et Julien Feryn
Machinerie/accessoires : Nathalie Auvray
Habillement : Nicolas Dupuy
et l’équipe de l’Odéon-Théâtre de l’Europe

Créé le 18 octobre 2024 au Conservatoire national supérieur d’art dramatique-PSL, dans le cadre des Ateliers de 3e année

Production : Odéon-Théâtre de l’Europe, Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris, Si vous pouviez lécher mon coeur
Avec le soutien artistique du Jeune théâtre national


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6 commentaires sur « Musée Duras de Julien Gosselin au Printemps des Comédiens »

  1. que sous-entend ce final : « en queues de comète dans d’autres.  » ? 

    laissant à subodorer une réserve sur l’œuvre, voire un désaccord insidieux, et surtout constituant un commentaire critique non instruit ni argumenté.

    Cette conclusion « en queue de comète » tend à oblitérer et dézinguer tout le texte qui précède et intéresse, façon tacle-surprise conclusif et/mais abusif.

    Ainsi DiT, homme assis et dressé dans le couloir de ses questionnements

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    1. La queue de comète, c’est cette trace de lumière qui se crée par sublimation des glaces. Pour ma part, je trouve ça plutôt beau les queus de comète. Ni « tacle » donc, ni « désaccord » de mon côté, hormis le désccord que j’ai avec toi sur la valeur esthétique des queues de comète.

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      1. Plutôt beau… Soit !

        Mais je ne comprends toujours pas où tu voulais en venir et/ou en finir ou en in-finir avec tes queues de comètes …

        D’autant que : …. »Lorsqu’une comète se dirige vers le Soleil, sa queue ou ses queues traînent derrière elle. Une fois que la comète a fait le tour du Soleil et retourne vers l’extérieur du système solaire, la queue est encore orientée dans la direction opposée au Soleil, de telle sorte que la comète suit maintenant sa queue !

        La chevelure et les queues d’une comète ne sont qu’un phéno­mène de disparition. Les gaz et poussières éjectés du noyau qui forment la chevelure et les queues sont perdus pour tou­jours pour la comète, ils se vaporisent dans l’espace interstel­laire. » …

        Bref, il m’en reste quelque chose de sans queue ni tête !

        Bizz stellaires !

        Didier

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    2. La queue de comète, c’est cette trace de lumière qui se crée par sublimation des glaces. Pour ma part, je trouve ça plutôt beau les queus de comète. Ni « tacle » donc, ni « désaccord » de mon côté, hormis le désccord que j’ai avec toi sur la valeur esthétique des queues de comète.

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  2. Je trouve cette phrase particulièrement poétique : elle parle du fait que certains textes contiennent des significations latentes qui ne « s’ouvrent » que plus tard – tandis que d’autres laissent des traces, des résonances qui ne prennent du poids qu’avec le recul. C’est une image de l’effet différé de la littérature.

    Le dernier paragraphe est une résonance, un écho – un point final discret et pensif qui ne reflète pas seulement le projet théâtral, mais la relation à la littérature elle-même.

    Il exprime que ce « Musée Duras » n’était pas seulement une expérience théâtrale, mais une incitation au retour à la langue, à la mémoire, à la lecture – et à la reconnaissance que la grande littérature est en avance sur son temps, qu’elle déploie ses effets par vagues et qu’elle ne se laisse pas entièrement décrypter. On pourrait dire qu’il s’agit d’un appel à la relecture et d’un plaidoyer pour l’humilité face à l’incompris.

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    1. Merci beaucoup, Piartista. Oui, c’est en effet de cet ordre-là. La fin de cet article revenait non pas à Duras, mais aux souvenirs de lecture de son œuvre, à la façon dont les premiers textes portent déjà “en germe” tout ce qui sera, par la suite, particulièrement associé à elle, et la façon dont certains textes ont laissé, en nous, une trace lumineuse (en queue de comète) quoiqu’il ne soit pas possible d’identifier clairement les détails de ce souvenir : une sensation qui se réactive quelquefois, mais qui reste insaisissable. C’est donc, en effet, “un appel à la relecture” car il me semble que ce que Musée Duras m’a appris, c’est que l’œuvre de Duras est bien plus riche et fourmillante que ce que j’en ai saisi lorsque je l’ai lue, il y a quelques années. Et, bien au-delà de m’avoir appris cela, Musée Duras m’a surtout donné envie de relire, pour l’ivresse esthétique, les textes de Duras que j’avais lus, et de lire ceux que je n’avais pas encore lus.

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