Der Wij de Kirill Serebrennikov, d’après Nikolaï Gogol

Le Printemps des Comédiens se termine, au Théâtre Jean-Claude Carrière, par “Der Wij”, de Bohdan Pankrukhin et Kirill Serebrennikov, inspirée par une nouvelle de Nikolaï Gogol. Une pièce qui s’enfonce dans le crâne du protagoniste comme on s’enfonce dans l’obscurité et la sidération.

Der Wil – Kirill Serebrennikov © Fabian Hammerl

De la “Petite Russie” (Мала́ Ру́сь) à l’Ukraine

En 1828, Gogol écrivait à sa mère “je suis pour tous une énigme, nul ne m’a entièrement deviné”. Réaliste ? Fantastique ? Satirique ? Gogol est tout ceci à la fois. Dans ses Nouvelles Ukrainiennes, au recueil Mirgorod (Миргород, qu’il faudrait littéralement traduire par “ville de la paix”), la nouvelle Le Wij relate l’histoire de Thomas Brutus, jeune étudiant en philosophie, qui, alors qu’il quitte le séminaire lors de la saison d’été pour rejoindre les campagnes dans lesquelles il sera précepteur, se perd en chemin avec deux de ses camarades. Frappant à la porte d’un hameau, ils sont accueillis par une vieille femme qui, par peur de voir trop de tapage dans sa chaumière, décide de les séparer pour la nuit qu’elle accepte de leur offrir. Tandis que le sommeil vient alourdir les paupières de notre étudiant philosophe, la vieille femme entre dans la pièce et tente d’enlacer le jeune homme qui se retrouve, sans savoir ni comment ni pourquoi, à courir la steppe chevauché par la vieille femme. Sachant qu’il vient d’être envoûté par une sorcière, il tente un exorcisme, retourne la situation, chevauche à son tour et frappe la vielle femme qui s’effondre au sol. Le jeune homme s’aperçoit alors qu’il s’agissait d’une jeune fille, terrorisé, il s’enfuit et retourne à Kiev. Quelques jours plus tard, on apprend que la jeune fille d’un riche centenier a été rouée de coups par un inconnu lors d’une promenade, et qu’elle demande, se sachant mourante, à ce que Thomas Brutus vienne lui faire lecture. Ni le recteur de l’école, ni la douzaine de cosaques venus chercher Thomas ne lui laisseront le choix, de menaces en menaces, descriptions à l’appui. La jeune fille rendra son dernier souffle avant l’arrivée de Thomas qui sera contraint, dans la petite église délabrée du village, à veiller trois fois le cadavre de la jeune fille, de la tombée du jour au chant du coq. C’est alors que Thomas reconnaît la fille de la steppe… Le récit de Gogol fait alors état des jours qui précèdent les nuits, et des rumeurs sur cette jeune fille que tout le monde qualifie de sorcière. Les jours sont longs et remplis de la peur du jeune homme, et de l’imminence de la nuit à laquelle il ne saurait échapper. Les nuits sont courtes, incompréhensibles, fulgurantes. Terreur : on ne sait si le cauchemar habite le monde ou le crâne de Thomas. Et toujours, le cadavre quitte son cercueil et, aveugle, cherche à étreindre le corps du jeune homme. Les exorcismes qu’il prononce le protègent, mais l’esprit de la sorcière gagne en puissance d’une nuit à l’autre. Le jeune homme a bien tenté de fuir, mais en vain, il sera ramené, chaque soir, à l’église dans laquelle il restera enfermé avec le cercueil : on ne fausse pas compagnie à la nuit. La troisième sera la dernière. La jeune fille convoque le Wij (Вий), démon infernal du folklore slave, au visage de fer, aux paupières d’airain si lourdes qu’il faut la force de deux hommes pour les ouvrir, aux cils si longs qu’ils balayent le sol à ses pieds. Le regard du Вий sonde les esprits et brûle les âmes, il assassine les corps et embrase les territoires.

Le jeune homme a compris, trop tard, qu’il avait frappé une enfant : Brutus, le bien nommé. C’est sa peur de la sorcière qui a fermé ses yeux et guidé sa main : la frayeur est mauvaise conseillère. Le jeune homme a compris, trop tard, qu’aucune parole ne sera en mesure de réparer les blessures infligées au monde réel : la culpabilité ne s’exorcise pas par une prière. Thomas Brutus mourra de peur, avant même que le Вий n’ait ouvert sur lui ses paupières d’airain.

Der Wil – Kirill Serebrennikov © Fabian Hammerl

Le motif de l’œil revient, sous la plume de Gogol, comme le portail de l’âme faisant fond : un fond chrétien, un fond craintif, un fond obscur. Fermer les paupières, c’est condamner les larmes à retourner d’où elles viennent et nourrir l’angoisse qui se tapit dans les abîmes de nos corps. Gogol s’y connaissait en la matière.

Le visage est un horizon…

Le réalisme scénographique de Kirill Serebrennikov évoque une cave dans laquelle des tortures ont lieu. Un jeune soldat russe y est fait prisonnier, les trois geôliers partagent leur soif de vengeance, leur barrière morale à tuer un être humain, leur dégoût pour ce corps qui sent la crasse, la sueur et l’urine… Sans visage et sans corps distincts, le soldat russe perd les contours de ce qui fait de lui un homme : il est un tas de chair gémissant au sol, à l’instar de la jeune fille laissée pour morte à l’issue de sa nuit avec Thomas. Dans la nouvelle de Gogol, ce n’est qu’à ce moment précis que le jeune homme découvre le visage de la jeune fille. De même, dans la mise en scène de Kirill Serebrennikov, les visages restent éteints pendant la majeure partie de la pièce, celui du soldat russe n’apparaîtra que dans le monologue final. Ce visage, que Lévinas décrit comme une misère, une vulnérabilité et un dénuement qui exige réponse : “Le visage s’impose à moi sans que je puisse cesser d’être responsable de sa misère.” Ce visage, qui me dit que je dois répondre de tous les autres. Ce visage, qui est l’horizon de la morale. Ce visage, qu’il suffit de ne pas regarder pour qu’il soit aisé d’appuyer sur la gâchette… C’est de cette anecdote, entendue dans une épicerie moscovite par un jeune homme revenant du front – “pas besoin de chier dans ton pantalon, il suffit de fermer les yeux et d’appuyer sur la gâchette. C’est facile, il suffit de fermer les yeux…” – que la pièce trouve son point de départ, entre paupières clauses, Мала́ Ру́сь, guerre, peur et Вий. Comment peut-on en arriver là ?, interroge Kirill Serebrennikov et, avec lui, les geôliers ukrainiens ? “Alors, Освободитель (libérateur) ! Réponds ?!?”

Der Wil – Kirill Serebrennikov © Fabian Hammerl

Venue pour la “dénazification” (Денацификация) de l’Ukraine, une jeunesse désinformée pensait être accueillie en héros. Elle y découvre une terre brûlée, des populations adelphes exsangues, des pertes inconsolables… Comment a-t-on pu en arriver là..? “Tu comprendras plus tard” console la jeune fille sortie de son cercueil. Le Вий, c’est la figure du père inconsolable pleurant sa fille, c’est le chaos engendré par la colère noire et aveugle. “Lachen ! (riez)”, ordonne-t-il à la salle tandis qu’il énumère les atrocités de la guerre : les viols, les tortures, les meurtres, les charniers, les pelotons d’exécution. Dans la cave aux tortures, les fantômes, les mort.e.s, les absent.e.s, l’épouse ou la mère restée en Russie, celles qui avaient suppliées “n’y vas pas”, celles qui pourraient bénéficier d’une pension s’il mourrait au front ou dans cette cave, harcèlent de leur figure et de leurs phrases le jeune soldat. On ne s’habitue ni au deuil, ni à la douleur, pas plus qu’on ne se résout à mourir. On ne peut pas s’acclimater à l’odeur des cadavres ni au bruit de la vermine qui « les ronge de baisers”. Face à la mort, le visage apparaît… Si jeune, 20 ans, tout au plus… Gogol achève son récit par l’oubli qui avala Thomas, comme le temps avalera le nom de celles et ceux qui meurent seconde après seconde. Comment en est-on arrivé là ?, interroge Kirill Serebrennikov et, avec lui, les geôliers ukrainiens ? “Tu comprendras plus tard”, console le cadavre…

Marie Reverdy

Spectacle en allemand, russe et ukrainien

Avec : Filipp Avdeev, Bernd Grawert, Johannes Hegemann, Pascal Houdus, Viktoria Miroshnichenko, Falk Rockstroh, Rosa Thormeyer et Oleksandr Yatsenko

Réalisateur, scène et costume : Kirill Serebrennikov / Assistante à la mise en scène : Elena Bulochnikova / Costumes : Shalva Nikvashvili / Musique : Daniel Freitag / Chorégraphie : Ivan Estegneev et Evgeny Kulagin / Lumière : Sergej Kuchar / Dramaturgie : Matthias Günther / Traduction : Kyra Heye

Production : Thalia Theater, à Hambourg / Avec le soutien de : la Fondation Körber-Stiftung ; la fondation ZEIT-Stiftung ; la Fondation Rudolf Augstein Stiftung ; la Fondation culturelle de Hambourg et La Fondation Mara et Holger Cassens

Laisser un commentaire