Edelweiss [France Fascisme] de Sylvain Creuzevault / 13 vents CDN et Domaine d’O, Cité européenne du théâtre – Montpellier.

Nous avions vu le premier volet Esthétique de la Résistance LIRE ICI, que Sylvain Creuzevault avait présenté une première fois les 9 et 10 juin 2023 dans le cadre du Festival Printemps de Comédiens, puis, récemment, les 8 et 9 novembre au Théâtre des 13 vents CDN de Montpellier, en partenariat avec la Cité européenne du théâtre – Domaine d’O Montpellier. Nous venons d’assister au pendant de la résistance, celui de la collaboration, avec Edelweiss, présentée les 13, 14 et 15 novembre au Théâtre Jean-Claude Carrière dans le cadre d’une programmation conjointe Théâtre des 13 vents, CDN de Montpellier, et la Cité européenne du théâtre – Domaine d’O Montpellier.

Sylvain Creuzevault, Edelweiss©Jean-Louis Fernandez

“Plutôt Hitler que le Front populaire”, “Plutôt R que le Front Populaire”… C’est sur ces phrases projetées que s’ouvre la pièce. La feuille de salle indique “Une reconstitution chronologique aux allures de cabaret, sur fond grésillant de vieux postes de radio, de petits intérêts, de grandes compromissions, d’envolées de haine et d’appels au pire” et au milieu de ce bourbier, un sillon tracé par les “insinuosités”, une liste de “bonnes intentions” et d’arguments qui ont l’air valide… Ce sont ces points-là, précisément, qui se transforment en gouttes de sueur froide perlant à notre front, en frissons parcourant notre dos, en poils qui se hérissent sur toute la surface de notre corps.

Une dramaturgie de la question posée

La philosophie éthique regorge d’expériences de pensée, mettant en scène des situations complexes qui demandent, pour réfléchir aux principes axiologiques qui régissent l’action, que les personnages qu’elles convoquent soient anonymes afin que la situation soit étudiée sans que les différences de sexes, de genres, d’âge ou de couleur de peau ne rentrent en ligne de compte. Il en va différemment pour la question des relations entre morale et Histoire. Aucune situation n’est hors contexte.

Les protagonistes d’Edelweiss, Pierre Laval ou encore Lucien Rebatet, se questionnent : Choisir une paix provisoire, faite d’ “intelligence avec l’ennemi”, est-ce trahir ? Où porter le regard éthique : sur le comportement effectif ? Sur la motivation ? Est-ce que “négocier” avec l’ennemi, celui-là même qui « habite à présent le pays dans lequel nous sommes”, est passible d’une condamnation de principe, pénale ou de fait ? À partir de quand l’esprit de résistance doit capituler au profit de la fin de la guerre ? La peur est-elle une circonstance atténuante ?

Il y a les faits, et il y a l’Histoire… Est-ce que l’histoire doit nous enseigner une quelconque leçon ? Est-ce que l’histoire peut lutter contre son instrumentalisation en “devoir de mémoire”, “roman national” ou “leçon de morale” ?

Sylvain Creuzevault, Edelweiss©Jean-Louis Fernandez

Une dramaturgie du “l’air de rien”

Question de théâtre cette fois : quel axe dramaturgique choisir, pour traiter de la complexité de ces questions ? Il faut être, semble-t-il, plus brechtien que Brecht pour réussir à évoquer l’histoire par le point de vue de la collaboration, par les motivations qui ont pu conduire à cette option, faisant du collaborateur un être étrangement familier, qui n’a pas les allures du mal incarné, mais du compatriote dont le point de vue diverge, jusqu’au moment où se révèle l’antisémitisme profond, la haine et la facilité. Voir les endroits où le langage s’est lissé, reconnaître les stratégies de dédiabolisation, débusquer la dérive, déceler la fake news, démonter les raisonnements fallacieux, répondre aux arguments les plus séduisants… Le fascisme n’a pas toujours l’apparat du grand spectacle, il niche dans les phrases anodines…

Et puis il y a les vues, les vues courtes et les vues longues, les vues d’une conséquence à court terme et celles d’une conséquence à long terme, une éthique de l’instantané, guidant l’action d’urgence, et une éthique de la durée, guidant la stratégie politique. Lentement, la petite négociation qui ne payait par de mine se révèle Trahison. Lentement, la petite négociation qui se présentait comme l’option morale du moindre mal se révèle Collaboration. Peur, violence, étaux, entre informations partiales et fantasmes délirants sur le complexe judéo-bolchévique d’une part, et les américains et anglais prêts à se gaver sur nos ruines d’autre part. S’allier avec les Allemands serait la seule façon de « rester Français », dira Brasillach… S’allier avec les Allemands serait la seule façon de « ne pas vivre dans les conditions du vaincu »… S’allier avec les Allemands serait la seule façon de se libérer de l’étaux en abolissant les frontières nationales pour « penser au niveau de l’échelle européenne »… Les arguments et les grandes figures littéraires de la collaboration se succèdent, Brasillach en tête et, non loin de lui, Drieu la Rochelle. Dans ces insinuosités, le cri de haine antisémite, lui, est sans relâche autant que sans ambiguïté.

Sylvain Creuzevault, Edelweiss©Jean-Louis Fernandez

Une dramaturgie de la démonstration

Le travail de lumière suggère une scénographie de secret d’alcôve et de manigance, malgré l’étendue du plateau. Et pourtant, c’est aussi une scénographie de plan et de coupe par laquelle l’intelligence s’essaie à une vue d’ensemble.

Une excellence de plateau, un rideau brechtien servant d’écran au chaos des images, chapitrant l’histoire pour tenter de la cerner sans couper le fil du propos, et ce qu’il faut de distanciation pour que les comédien.ne.s présentent leur personnage et la situation dans un geste historiographique.

D’accusation en défense, d’hésitation en capitulation, et de délire en gouvernance politique, une dramaturgie de la délibération – argumentaires et documents – conduit la pièce. Histoire et Droit n’interrogent pas la morale, mais le fait. Et c’est cette difficile rigueur que Sylvain Creuzevault nous offre, et qui nous oblige à déplacer notre regard, à dépassionner notre intelligence, à affûter notre attention, à aguerrir notre vigilance. Car il y a une différence énorme, et pourtant souvent masquée, entre être face à une opinion, et être face aux faits.

Sylvain Creuzevault, Edelweiss©Jean-Louis Fernandez

Nous avons ouvert notre propos par la question de l’éthique, et nous savons que toute question éthique est une question esthétique, et par là même une question politique car posant les fondements d’un monde et d’une société désirable. Le rideau revient, avec la rapidité d’un couperet, comme une page sur laquelle le texte, écrit, se met en scène.

Jules Tricard, assis à côté de moi, me dira :

– wouaw, t’as vu, le “ils arrivent” est “déjà là”, avant même que “le désir” n’y soit.

– … En effet…

Marie Reverdy

Mise en scène Sylvain Creuzevault / de et avec : Juliette Bialek, Valérie Dréville, Vladislav Galard, Pierre-Félix Gravière, Arthur Igual, Charlotte Issaly, Frédéric Noaille, Lucie Rouxel et Antonin Rayon (musicien) / assistanat mise en scène : Ivan Marquez / dramaturgie : Julien Vella / lumières : Vyara Stefanova / musique et son : Antonin Rayon, Loïc Waridel / scénographie : Jean-Baptiste Bellon, Jeanne Daniel-Nguyen / vidéo : Simon Anquetil / costumes : Constant Chiassai-Polin / maquillage, perruques : Mityl Brimeur / régie générale : Clément Casazza / administration de production : Anne-Lise Roustan / direction de production : Élodie Régibier
production : Le Singe / coproduction : Odéon – Théâtre de l’Europe ; Festival d’Automne à Paris ; La Comédie de Saint-Étienne – CDN ; Théâtre Garonne – Scène européenne Toulouse ; L’Empreinte Scène nationale Brive-Tulle ; La Comédie de Béthune – CDN Hauts de France ; Points communs Scène nationale de Cergy-Pontoiseavec la participation artistique du Jeune Théâtre National
Réalisation décor et accessoires : atelier de construction de l’Odéon-Théâtre de l’Europe
Création le 21 septembre 2023 aux Ateliers Berthier de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, dans le cadre du Festivald’Automne


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