ICI-CCN, dans le cadre de l’accueil en résidence de Madeleine Fournier et du programme européen Life Long Burning, a mis en place cinq rendez-vous de discussions, à l’attention d’un groupe composé de spectateurices assidu.e.s, autour de la pièce Labourer de Madeleine Fournier et des deux soirées TOPO que Madeleine Fournier a proposées au public d’ICI-CCN.

Le résultat de ces rencontres n’était pas prévu d’avance : écrire ? podcaster nos discussions ? documenter l’ensemble du parcours ? L’écriture s’est finalement imposée comme une évidence, tant le parcours a été l’occasion de venir interroger l’intimité de la relation à l’art, et non la construction d’un discours sur l’art. Une écriture individuelle, que nous avons partagée en fin de parcours, et que nous podcastons aujourd’hui.
Le temps s’est invité à la table de nos échanges : la pièce s’est déposée en nous, les échanges et les TOPO ont fini par se superposer à notre mémoire, modifiant la pièce qui nous appréhendons, à présent, autant par le prisme de notre expérience de spectateurice que par celui de tout ce qui s’est partagé au fil de nos échanges.
Pour présenter ces cinq rendez-vous, j’écrivais au groupe : “Nos échanges, nos réflexions et nos questionnements nous permettront de dégager les lignes de force d’un propos construit collectivement et de prolonger, ensemble, l’expérience esthétique que nous avons vécue.” Ce texte est le résultat de ces échanges, dans le fond de nos pensées, le cœur de nos affects, la forme de nos expressions respectives. Il tente de dégager l’axe de cette intelligence et de cette sensibilité collective, qui ont nourri, éclairé et enrichi notre regard et notre expérience de la pièce Labourer.
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Labourer et autour de Labourer – 1 spectacle et 2 TOPO
Nous l’avions déjà un peu expérimenté, en juin dernier : écrire une fois que le temps aura permis la sédimentation, autour de CLOUD d’Arkadi Zaides – Lire ICI.
Cette fois, nous l’avons un peu mieux formalisé, accompagnée d’un groupe de spectateurices : Juliette, Salah, Marie, Hélène, Mireille, Cristina et Nikoleta, habitué.e.s de la programmation du CCN – que ce soit les spectacles, sorties de résidence, rencontres et autres TOPO. Ensemble, nous avons suivi le parcours que nous proposait Madeleine Fournier. Ce parcours se composait de trois rendez-vous :
- Labourer (pièce créée en 2018) ;
- Un bal animé par le musicien Julien Desailly et la danseuse traditionnelle Solange Panis (remplacée, exceptionnellement, par Geneviève Chuzel), pendant lequel nous étions invité.e.s à apprendre certains pas de danse traditionnelle, notamment le fameux pas de bourrée ;
- et un club philosophique que Madeleine Fournier partageait avec Frédérique Aït-Touati, entre discussion et expérimentation participative.
Tout au long de ce parcours, une question nous a accompagné.e.s : Qu’est-ce qui, dans tout cela, fait œuvre ? Une question en amenant nécessairement une autre, il nous fallait savoir, déjà, ce qu’est une œuvre – ce qui fait œuvre. Comment savons-nous que nous sommes face à une œuvre ? Par quels critères la définir ? Comment en parler ? Qu’en dire ? Doit-on l’évaluer ? Y a-t-il quelque chose à comprendre ?

Labourer/La bourrée, du travail de la terre au bal de la terre
Le titre Labourer s’adosse sur la polysémie du terme, du moins dans son oralité. Cette dimension polysémique est le premier point de nos échanges. La bourée, comme nom, évoque une danse probablement née en Auvergne au XVIè ou XVIIè siècle. Très à la mode sous Louis XIV, elle donne son nom au célèbre pas de bourrée, ou à la bourrée comme format musical, inscrite au répertoire de nombreux compositeurs comme Bach, Lully, ou encore Haendel. Labourer, comme verbe, évoque une technique de travail du sol qui consiste à ouvrir la terre et à la retourner, avant de l’ensemencer ou de la planter. Labourer dénote, et labourer connote : le labeur, la souffrance, l’exploitation et la domination du corps de la terre, mais aussi, rappelle Hélène, du corps de la femme que l’on “laboure” (dit-on parfois non sans vulgarité) jusqu’au labeur anglais signifiant le travail de l’accouchement. Un imaginaire habite dans les sous-bassement du terme pris dans son sens propre comme dans son sens figuré, c’est celui du travail difficile qui harasse le corps, le travail des paysans, des paysannes, et des bêtes de somme, la domination de classe, la distinction des espèces et leur hiérarchisation, l’extraction jusqu’à la dernière goutte, l’asservissement sans relâche : asservissement du corps paysan, du corps de la terre, du corps des femmes, des animaux, des végétaux, des couches géologiques de notre sol. Mais dans ce chaos, un chant résiste, un mouvement se maintient, la jubilation du corps dansant continue de couver comme une braise ardente sous la noirceur de la cendre. C’est à cet endroit, exact, que se situe, semble-t-il, la proposition de Madeleine Fournier. Et c’est à cet endroit, également, que se situe son intérêt pour le bal, intérêt qu’elle partage avec Frédérique Aït-Touati
C’est avec toute ces résonnances d’écologie, de féminisme, d’urgence climatique, de centre chorégraphique, de bal, de tradition et d’Auvergne, un peu désordonnées et pourtant si cohérentes, que nous rentrons dans le studio Bagouet. Un théâtre dans le théâtre est au centre du plateau, une scénographie de monde miniature dans le monde, comme une maison dans la maison, Dans cette demeure à moitié ouverte sur le paysage que nous sommes, nous, public, Madeleine Fournier, dans le bruit qui nous accueille, déploie sa voix comme on jette, pour s’y étendre, une couverture sur l’herbe. Ni cri, ni chant, ni représentation, ni expression : seulement la matérialité de la voix, la vibration des cordes vocales, des notes tenues que l’on situeraient en voix de gorge, cette voix typique de l’adolescence et des chants féminins traditionnels de nombreux pays d’Europe de l’Ouest et de l’Est. “Un ravissement”, dira Marie.
Labourer – La pièce
Vêtue de noir, chemisier fermé jusqu’au col, encolure à la nuque, joues rougies de fard, lèvres écarlates et, attirant tout particulièrement l’attention de Juliette, gants rouge de Mars, anglais ou d’aniline. Un peu baroque, un peu marionnettique, un peu poupée de porcelaine, un peu clownesque, un peu commedia dell’arte, Madeleine Fournier se lève. Les gants cachent la peau des mains autant qu’ils attirent le regard vers la gestique précise, peuplée de mimèmes.

Frappant le sol, le pas de bourrée, dans sa répétition, laisse entrevoir sa richesse. Ouvert à toutes les vitesses et à toutes les directions, avec ce qu’il faut de groove, de droiture, de souplesse et de fluidité, il a donné naissance à une multitude de pas issus de registres divers : classique, jazz, house, claquettes, etc. Le pas de bourrée, dans sa simplicité, s’ouvre à toutes les variations. Cette subtilité grammaticale l’apparente à un socle solide, un fondement, un sol : il tremble et échauffe le corps sous la dureté de sa surface. Dans la ritournelle de sa répétition, le pas de bourrée se fait sismique, à même de provoquer des lignes de faille, des perspectives, des rondes, des arches, des droites. Qui, du rythme des pas ou de la musique est premier ? Un dispositif de percussions entoure le plateau. Sur chaque peau, un système de pilotage permet de déclencher le son. Rythme et corps s’ajustent comme une danse de couple. Chaque mouvement s’effectue avec toute la densité d’une présence qui ne s’éparpille pas, ne se perd pas, ne se dilue pas. Cette densité donne au foisonnement des détails une force végétale. Le chant advient a cappella, puis le silence et l’obscurité dans la salle jusqu’alors allumée. Le bruit du défilement d’une bobine analogique dans un projecteur mécanique marque le tempo des images cinématographiques de différentes plantes, de la graine à la floraison, dont l’accélération permet à notre œil humain de saisir l’évolution. Hypnose des images saisissant le regard, temporalité impossible et qui parait pourtant si naturelle, bercement du chant rythmique et mécanique du vidéoprojecteur, une technique de stop motion qui ne cache en rien la fluidité gracieuse des enroulées de tiges, des déploiements de feuilles, des ouvertures de bourgeons, cycle de croissance rendu visible, différence dans la répétition. “Succession d’images discontinues, créant de la continuité”, dira Madeleine Fournier. “Danse, Chorégraphie, Mouvements gracieux, ballerines, etc.” sont autant de termes autour desquels notre groupe tourne pour tenter de définir ces images. Cristina remarque ce chiasme entre le corps de Madeleine Fournier et celui des plantes : le mouvement continu de Madeleine Fournier produit du séquençage, le mouvement discontinu de la pellicule souligne l’étonnante fluidité en legato du mouvement végétal.
Non loin de l’écran, Madeleine Fournier se change, discrètement, dans le coin bleu de ce petit théâtre scénographique : il n’y a pas d’ellipse temporelle. Le plateau se rééclaire, la salle, quant à elle, reste sombre. Vêtue de blanc, dans une robe qui évoque autant celle des femmes paysanne du XV ou XVI siècle que la légèreté de l’habit de printemps, le vêtement qu’elle porte à présent opère un retournement qui n’est plus le devant-derrière de la chemise de la première partie, mais le dessus-dessous faisant frôler l’encolure au genou. Un moment cueille Mireille : la naturalité du corps de Madeleine Fournier qui ne cherche ni à dire, ni à représenter, ni à revendiquer, ni à montrer : un corps qui est là et qui, par cette simple présence incontestable, provoque un sentiment libératoire, mettant fin aux injonctions du paraître : paraître épilée, paraître lisse, paraître souriante, paraître docile et autres paraîtres que l’on présente comme extension du concept créée de toute pièce de “féminité”.
La grammaire de la jubilation
Le bal du 14 octobre aura été clair sur ce point : les danses traditionnelles sont collectives, même lorsqu’elles organisent des configurations en solo, duo, trio ou quatuor. Convoquer le pas de bourrée dans un solo de danse, c’est, à l’instar de la scénographie de la pièce, un gros plan, un focus, un temps suspendu dans celui, cyclique, des pas, du travail et des saisons. “Un solo, ça fait du pas de bourrée une extraction, une abstraction, un archétype”, dira Nikoleta. Un solo, c’est aussi une introspection, une réflexion, une exploration, un apprentissage qui constitue le pendant autant que le contraste de la dextérité sociale qu’exige le bal. Le solo, c’est la danse adolescente dans sa chambre, c’est lorsqu’on se figure ce que l’on aurait pu répondre, c’est la construction de soi devant le miroir qui nous fait percevoir nous-même comme une autre, voyante-visible, sujet et objet dans la chambre-refuge, antre, royaume.

Les paroles d’un des chants que Madeleine Fournier interprétait à l’avant-scène, qu’elle déployait dans un jeu de repons, refait alors surface à la mémoire. Gagner et dépenser, cycle du travail et main-mise sur l’autonomie financière des femmes :
Tout le monde me reproche
Que je mange tout mon bien
Je ne mange pas le votre
Je ne mange que le mien.
Le statut sémiotique du bal ne saurait se résumer à l’évocation, quasi-incantatoire, du travail des champs, du cycle des saisons, des relations sociales de sexe et de genre. Car le bal, nous rappelle Madeleine Fournier, est aussi, et peut-être même surtout, jubilatoire. La danse de bal n’est donc pas tant une danse de représentation, même si certains pas le deviendront, qu’une danse de partage. La logique grammaticale de la danse de bal est donc également fonction du plaisir éprouvé à danser collectivement. Madeleine Fournier l’affirme, et l’expérience partagée du bal ne peut que confirmer ce point.
Le temps du parcours – sédimentation
Les premières discussions du groupe autour de Labourer consistaient en une tentative d’élucidation de la pièce, pour une compréhension perçue comme un désencodage d’une sorte de “message” dont la grammaire procèderait par un système symbolique d’évocations par métaphore. Après le bal du 14 octobre, Labourer est à présent réévaluée par un prisme jusqu’alors non évoqué : celui d’une “empathie kinesthésique”, une sorte d’identification en neurone miroir de la sensation que peut provoquer la perception, chez autrui, de tel ou tel mouvement. Bien sûr, cette “empathie kynesthétique” suppose, pour être active, que nous ayons les moyens de cette identification, et quoi de mieux que l’expérience d’un bal pour savoir ce qu’est un bal et l’effet qu’il produit sur les corps ? Une nouvelle ligne dramaturgique non-narrative se fait jour, celle de l’affirmation du corps dansant comme corps échappant à la rationalisation, et donc à l’exploitation.
Qu’est-ce qui est à même de faire œuvre, alors ? La joliesse des images ? L’intelligence et l’intelligibilité du propos ? Ou bien autre chose, comme une façon inédite d’interroger la perception, un angle nouveau par lequel appréhender le bal, dans ses pas, ses possibles, sa grammaire, sa joie, son histoire. Cet “autre chose”, c’est un peu ce que Salah disait, dès la première rencontre, lorsqu’il affirmait qu’il ne voulait pas “comprendre” pour pouvoir “savourer par un autre chemin”, c’est un peu le plaidoyer pour l’ignorance du spectateur émancipé que décrit Jacques Rancière, c’est aussi ce que dit Madeleine Fournier, lors de notre échange : “Notre corps est riche de mouvements, de gestes, d’expériences, de danses… Il suffit seulement d’une attention propice pour les laisser advenir. J’envisage la danse et le geste chorégraphique de cette manière : comme le soin de laisser remonter à la surface ce qui est en creux, dans la mémoire du corps.”
Laisser monter le mouvement sans que la volonté ne s’en mêle, et laisser venir le sens sans que la rationalité n’y fourre son nez. Indicible endroit de l’œuvre, qui déploie, comme un “bal de la terre”, la jubilation de l’être-là, de l’être-au-monde, moyen efficace s’il en est d’aviver la flamme du désir de prendre soin.
Marie Reverdy,
Grâce aux échanges organisés par ICI-CCN autour de Madeleine Fournier, avec Juliette, Salah, Marie, Hélène, Mireille, Cristina et Nikoleta. Le texte est nourri de leurs regards, de leurs réflexions, de la forme de leur pensée, de leur prosodie, de leur écriture, et de leur adresse bienveillante.

Le projet du parcours de spectateurices a été organisé par ICI-CCN dans le cadre du programme européen Life Long Burning. Les sons du podcast sont composés à partir de Ligne 1 du tramway – Montpellier TAM | de la musique du teaser de la saison 2024/2025 de la programmation d’ICI-CCN, composé par Cercueil / Puce Moment, Nicolas Devos & Pénélope Michel | de la musique de Julien Desailly, enregistrée lors du TOPO – bal du 14 octobre | J’avois crû qu’en vous aymant, interprétée par Annie Dufresne, in Les Musiciens de Saint-Julien · François Lazarevitch, A l’ombre d’un ormeau : brunettes & contredanses, extrait du spectacle Labourer | ainsi que du dispositif de percussions créé par Clément Vercelletto et d’un chant anonyme interprété par Madeleine Fournier, extraits du spectacle Labourer. La fin du podcast fait entendre les voix de Mireille, Hélène, Marie et Cristina et des extraits de textes qu’elles ont écrit à l’occasion de ce parcours.
Labourer, création 2018 – Distribution et mentions
Création et interprétation : Madeleine Fournier | Dispositif sonore et musique : Clément Vercelletto | Chants : Bourrée à quatre virades – “Tout Le Monde Me Reproche”, territoire Perols/Cantal/Artense, Informateur : Joseph Perrier. Enquêteur : Eric Cousteix. Portail du Patrimoine Oral, Collection AMTA – Auvergne ET « J’avois Crû Qu’en Vous Aymant », Anonyme, XVIIe / XVIIIe siècle, interprétée par Annie Dufresne in Les Musiciens de Saint-Julien · François Lazarevitch, A l’ombre d’un ormeau : brunettes & contredanses, partition publiée par Christophe Ballard in Brunètes ou petits airs tendres avec doubles et basse continue meslées de chansons à danser (1703, Paris). | Lumière : Pierre Bouglé | Regard extérieur : David Marques | Aide costume : Valentine Solé | Conseil film : Dominique Willoughby | Régie générale : Jeanne Lafargue et régie son : Sébastien Finck | Administration / Production : Margot Guillerm et Adèle Tourte
Production : O D E T T A | Coproduction : Atelier de Paris / CDCN Centre de développement chorégraphique, Théâtre du Beauvaisis, Le Vivat d’Armentières scène conventionnée danse et théâtre, Kunstencentrum BUDA Kortrijk, La Raffinerie Charleroi danse, Centre Chorégraphique National de Nantes | Soutien et résidence : PAD Angers, CND dans le cadre de la résidence augmentée, TU Nantes | Avec le soutien du Fonds SACD Musique de Scène, l’aide à la résidence de la ville de Paris, la Drac Île-de-France au titre de l’aide au projet et Arcadi avec le Parcours d’accompagnement. La compagnie ODETTA est soutenue par la Direction Régionale des Affaires Culturelles d’Île-de-France avec une aide pluriannuelle pour 2 ans.
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