Extra Life de Gisèle Vienne – Théâtre Jean-Claude Carrière / Domaine d’O

Les 7, 8 et 9 mars, Gisèle Vienne proposait Extra Life au théâtre Jean-Claude Carrière / Domaine d’O à Montpellier, créé en collaboration avec Adèle Haenel, Theo Livesey et Katia Petrowick. Dans cette dernière création, Gisèle Vienne poursuit son travail sur les violences familiales et propose une écriture du hiatus, de la fracture, exprimée par la grammaire accidentée de la dissociation.

Gisèle Vienne

Gisèle Vienne explore les espaces liminaires et les configurations incertaines. Constituant le fil de son parcours, Gisèle Vienne travaille, sans relâche, la question du texte, par sa surabondance ou sa disparition, la question du sous-texte, la question du récit, la question théâtrale. Dans ses oeuvres, il y a toujours une situation narrative problématique qui constitue le sol de la proposition.

Jusqu’à The Pyre (2013), Gisèle Vienne interrogeait les intimités et juxtaposait les solitudes. Le processus du chœur s’est invité progressivement, notamment avec Crowd (2017) qui met en scène la danse exutoire, la musique électro, et les sentiments exacerbés par la communauté éphémère formée dans la nuit. Deux ans plus tard, avec L’Etang, Gisèle Vienne avait initié la question des relations familiales.

Gisèle Vienne © Patrick Chiha

L’étang est une tragédie familiale que Robert Walser (1878-1956) avait écrite pour sa sœur. Gisèle Vienne entrait alors dans les méandres des relations familiales, accompagnée d’Adèle Haenel et de Julie Shanahan/Henrietta Wallberg. La pièce se présentait comme “une expérience sensorielle, où voix, mots, pensées, intentions, personnages et comédiennes semblent batailler et jouer chacun une partition différente.” Gisèle Vienne travaillait les enjeux de la mise en scène “en se faisant côtoyer différentes strates de lectures, qui peuvent même être en tension ou en contradiction entre elles. En se faisant côtoyer différents langages formels, c’est-à-dire différentes hypothèses de lecture du monde. En provoquant une remise en question des signes déployés au cœur même de la mise en scène et durant son développement. En traversant des expériences où le corps remet en question la raison, en expérimentant et provoquant des failles dans notre lecture du monde.” (Propos recueillis par Vincent Théval pour le Festival d’Automne à Paris 2019)

Avec Extra Life, Gisèle Vienne poursuit sa quête, sémantique et syntaxique, d’exploration de la violence familiale par la grammaire du collage. « Poursuivant mon travail sur les systèmes de perception, leur construction, leur sens, et leurs déplacements possibles, cette nouvelle création développe et déplie l’expérience d’un moment. A la fin de la nuit, après une fête, une soeur et son frère, adultes, se retrouvent. »

Un affleurement

Que serait une écriture de la sidération, si ce n’est une aphasie, un silence, un détournement, une sourde menace ? Quelle serait la brûlure qu’il faudrait s’infliger pour se sentir exister, encore, malgré le vol qui a été fait de nos corps ? …Nos vies… comme une lente et douloureuse paralysie du sommeil : ni mouvement, ni conscience… Dans Extra Life, Gisèle Vienne fait l’économie de la parole pour exprimer la violence et sa stupeur…

Dans les phares jaunes de la voiture garée à jardin, une musique électro résonne, nous projetant dans les années 90’s. Jeunes adultes, Clara (Adèle Haenel) et Félix (Théo Livesey) viennent d’arriver au bout du monde, dans un espace situé à mi-chemin entre le refuge et le film d’horreur. Installé.e.s à l’avant de la voiture, ielles discutent. À l’arrière, une poupée-mannequin représentant un.e enfant, dirait-on, est assise.

Extra Life de Gisèle Vienne © Estelle Hanania

Le feu couve depuis longtemps. Clara et Félix, imbibé.e.s d’essence, n’attendaient que l’étincelle. C’est une enquête radiophonique qui en jouera le rôle, diffusée sur le poste radio de la voiture. Au micro de l’émission, les témoins s’enchaînent, racontant leur histoire de soucoupes volantes, d’enlèvements, les tests que les extra-terrestres ont faits sur eux, les technologies qu’ils ont pu observer, etc. Entre rire des adelphes, témoignage “à l’américaine”, mauvaise traduction française, et paquet de chips, une phrase prononcée par Clara fera affleurer à la surface de son esprit ce que la société patriarcale avait réussi à planquer sous le tapis : “Enlevé par des extra-terrestres ! Statistiquement, tu as plus de risques de subir une agression sexuelle par ton oncle que de te faire enlever par les extraterrestres”.

Dans le noir du plateau, le décalage entre l’image de la voiture et l’amplification sonore déréalise la scène et abîme la conscience… Une vague image de la situation, lointaine, comme une absence à soi. Gisèle Vienne ouvre la seconde, précise, où l’esprit abusé, sidéré, prend conscience de la violence qui lui a été faite.

La parole, rare, tourne autour du puits, mais ne se jette jamais dans les profondeurs de son œil obscur. Gisèle Vienne sculpte le plateau à la serpe, à l’affût du mot qui se cache derrière le cri, derrière les pleurs, derrière les corps, derrière le rire, derrière les silences… “Tu crois qu’on se rappellera de ce que l’on comprend, là ?” demande Clara à son frère Félix.

Extra Life – Une vie supplémentaire

Une musique de jeu vidéo, une voix de dessin animé, quelques bribes d’enfance, des pleurs, les bruits de pas dans l’escalier en bois, craquement, menace, dehors, derrière nous, de l’autre côté de l’image. Le monde est chaotique, l’esprit est désorienté. C’est par une esthétique du collage que Gisèle Vienne aborde l’écriture, sans fil rouge, en quête de sens. Le temps se boursoufle, il génère, par sa déformation, une angoisse qui semble avoir perdu son objet. Gisèle Vienne se place du côté des enfants abimé.e.s. Leur “je” est labile, troué, fuyant, instable. Le monde perçu, dès lors, est kaléidoscopique, fracturé, partiel, fragment. “Je” est en lambeaux mais quelque chose reste, qui relève du désir, de cette fête dont ils reviennent, de cette fille rencontrée, de cette phrase prononcée : “nous pouvons toujours devenir des versions plus sensibles de nous-mêmes”. Quelque chose de l’ordre de la vie, instance de puissance, de re-membrement de ce qui fût (remember), de re-membrement du corps éparpillé, et de retour vers la sensibilité.

Extra Life de Gisèle Vienne © Estelle Hanania

L’écriture, labyrinthique, procède par couloirs, corridors, trappes, chausse-trappes. Félix interroge ainsi, à plusieurs reprises : “Do You Copy ? Do You Copy ?”. Do You Copy, c’est le titre d’un Horror Game créé en moins de 48H lors d’un Asylum Jam. Le jeu consiste à retrouver un visiteur perdu, la nuit, dans un immense parc, tandis qu’une force étrange, menaçante, se cache quelque part dans l’ombre. L’esprit s’engouffre dans cette nuit virtuelle, la lumière des lampes-torches zèbre l’épaisseur moite de la brume et des ténèbres, des bruits de pas résonnent dans l’escalier. La plaquette du jeu pose cette question aux joueureuses : Survivrez-vous à la nuit ?

Le but de ces 48H de l’Asylum Jam est la création d’un jeu d’horreur qui suivrait la maxime inspirée de l’article de Ian Mahar « Personne ne gagne lorsque les jeux d’horreur stigmatisent la maladie mentale ». Les bourreaux ne sont pas fous, ils se sentent seulement accrédités par les adoubements du patriarcat. La vraie peur est quotidienne, dans la famille, sur ce visage souriant à qui tout le monde sourit. La vraie peur est assise à l’arrière de la voiture, à côté des enfants, pour le départ en vacances. La vraie peur préside à la table du réveillon de Noël, découpe la dinde, partage la bûche. La vraie peur appuie sur la touche play du magnétoscope seulement si tu as été sage. La vraie peur s’invite en sourires, apporte des bonbons, embrasse sur le front. “Who are you ?” demande alors Félix. Il n’y aura jamais de réponse, jamais de confrontation, pas de boss de fin pour gagner la partie : Papy Frankie est mort dans la tranquillité, et “tout le monde a pleuré à son enterrement”…

Extra Life, c’est cette vie supplémentaire qui, dans les jeux vidéo, nous autorise à mourir. C’est cette vie supplémentaire qui enjambe la mort et nous permet d’aller jusqu’au boss de fin, jusqu’à l’affrontement final.

Extra Life – Une vie parallèle

Depuis longtemps, elle rôde ; à présent, elle arrive, dans la lumière des phares, avec la lenteur de la détermination et la solidité de l’inéluctable. Katia Petrowick avance lentement, comme une image qui se distille dans la rétine. Elle danse, dans un ciel fait de lasers et de nuages, dans la pesanteur de la plaie, quelque part entre la violence du coup qui assomme et la légèreté de la gifle qui réveille. Une vie parallèle à celle de Clara.

Extra Life de Gisèle Vienne © Katrin Ribbe

La musique est répétitive, la danse de Katia Petrowick échappe à l’identification de toute grammaire. Clara pleure dans la voiture, Félix est à l’avant-scène, juste sous nos yeux et pourtant invisible. En vision périphérique, quelques signes nous rappellent que, bien plus tôt, nous avions entendu quelques mots : oubli, , junky. Les pleurs résonnent dans l’épaisseur de l’espace, mais leur origine est incertaine. Les yeux sont secs, la gorge aussi. Ce sanglot silencieux, c’est celui des cellules qui peuplent les organes internes. Chaque cellule du corps pleure dans un silence assourdissant.

Dans l’ivresse de la musique et l’aveuglement des lasers, dans la nuit blanche qui refuse de dormir, dans la danse qui refuse le repos, quelque chose se re-membre… Re-member… Affleure à la surface… sous-vient… La parole s’ouvre un peu “je croyais que c’était de ma faute”, la voiture déballe ses secrets, la poupée révèle son véritable visage de mort.

La présence de Katia Petrowick est ambivalente, entre sororité et schize, gémellité et dédoublement. Katia Petrowick redouble la vie de Clara et ouvre la porte de la famille pour faire de l’inceste une affaire politique adossée à la culture phallocrate et patriarcale.

Extra Life, c’est cette vie parallèle qui pleure dans la voiture pendant que l’autre danse, qui ose se mettre en colère pendant que l’autre se tait, qui vit pendant que l’autre lutte… Tout autant réelle l’une que l’autre.

Extra Life de Gisèle Vienne © Estelle Hanania

Le noir se fait dans la salle, la lumière revient sur les applaudissements. Certaines personnes du public semblent dubitatives, entre débandades de lumières, opacité du propos et problèmes de rythme. Pour ma part, j’ai piqué du nez quelques fois, et je crois que c’était la meilleure façon d’aborder la proposition : briser ce que le plateau, dans sa massivité, confère comme esquisse de continuité spatiale. Briser la certitude du regard. Briser le caractère monolithique de l’état du corps spectatoriel. Briser la ligne de fuite, et avec elle, briser l’œil du Prince.

Marie Reverdy

Conception, chorégraphie, mise en scène & scénographie : Gisèle Vienne / Créé en collaboration, & interprété par Adèle Haenel, Theo Livesey & Katia Petrowick / Musique originale : Caterina Barbieri / Création sonore : Adrien Michel / Création lumière : Yves Godin / Textes : Adèle Haenel, Theo Livesey, Katia Petrowick & Gisèle Vienne / Costumes : Gisèle Vienne, Camille Queval & FrenchKissLA / Régie plateau : Philippe Deliens / Régie son : Adrien Michel / Régie lumière : Iannis Japiot & Héloïse Evano / Remerciements à Elsa Dorlin, Etienne Hunsinger, Sandra Lucbert, Romane Rivol, Anja Röttgerkamp, Sabrina Lonis, Maya Masse / Assistante : Sophie Demeyer / Direction technique : Erik Houllier / Production & diffusion : Alma Office Anne-Lise Gobin, Camille Queval & Andrea Kerr / Administration : Cloé Haas & Giovanna Rua

PRODUCTION : DACM / Compagnie Gisèle Vienne COPRODUCTEURS : Coproduction Ruhrtriennale // Théâtre National de Bretagne – Centre Européen Théâtral et Chorégraphique // MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis // MC2 : Grenoble – Scène Nationale // Théâtre national de Chaillot // Maillon, Théâtre de Strasbourg – Scène européenne // Tandem – Scène nationale de Douai // Points Communs – Nouvelle Scène nationale de Cergy Pontoise // CN D Centre national de la danse // Comédie de Genève // Le Volcan – Scène nationale du Havre // Centre Culturel André Malraux- Scène nationale de Vandoeuvre lès Nancy // NTGent // Cité européenne du Théâtre Domaine d’O Montpellier // Festival d’Automne à Paris // Comédie de Clermont // International Summer Festival Kampnagel – Hamburg // Triennale Milano Teatro // Tanzquartier Wien // La Filature, Scène nationale de Mulhouse. Avec le soutien de Dance Reflections by Van Cleef & Arpels

La compagnie reçoit le soutien régulier de l’Institut Français pour ses tournées à l’étranger. / La Compagnie Gisèle Vienne est conventionnée par le ministère de la Culture et de la Communication – DRAC Grand Est, la Région Grand Est et la Ville de Strasbourg. / Gisèle Vienne est artiste associée à Chaillot – théâtre national de la danse, à la MC2 : Grenoble, au Volcan – Scène nationale du Havre et au Théâtre National de Bretagne – Centre Européen Théâtral et Chorégraphique

Crédits Photographiques © Estelle Hanania © Katrin Ribbe © Patrick Chiha

Un avis sur « Extra Life de Gisèle Vienne – Théâtre Jean-Claude Carrière / Domaine d’O »

  1. J’ai eu le plaisir d’assister à la représentation d’Extra Life par Gisèle Vienne au Kampnagel à Hambourg. Une mise en scène très impressionnante. La présence physique et spatiale était omniprésente. Une chorégraphe de génie.

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