Un Hamlet de moins – Nathalie Garraud et Olivier Saccomano

Ce mois de mai, dans la cours de l’horloge du CDN de Montpellier, Hamlet était à l’honneur. On pouvait y voir “Hamlet à l’impératif !” d’Olivier Py (lire l’article) et “Un Hamlet de moins”de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano.

Un Hamlet De Moins/N.Garraud-O.Saccomano©JeanLouisFernandez

Hamlet est la pièce paradigmatique du théâtre occidental. Inspirée de la Geste des Danois, l’histoire d’Amleth rapportée par Saxo Grammaticus vers 1200, est adaptée au théâtre en 1570 par François de Belleforest qui invente le squelette de l’intrigue que nous connaissons aujourd’hui. Cette version française est elle-même adaptée en anglais en 1594 par Thomas Kyd qui, pour son Ur-Hamlet, invente le personnage du spectre. Shakespeare en publie une première version en 1603 (1er Quarto), puis une version plus étoffée et deux fois plus longue l’année suivante (2ème Quarto), une dernière version paraît en 1623 dans les Œuvres Complètes, quelques années après sa mort. La naissance d’Hamlet est d’emblée celle d’un Hamlet de plus, d’une interprétation de plus, car Hamlet est une intarissable source pour la parole des auteurices, pour l’intelligence des commentateurices, pour les corps et les voix des acteurices.

Pièce d’étude et expérience de pensée

On peut représenter un cadavre mais pas la mort… Dans ce mois de mai dédié à Hamlet, c’est la phrase qui évoquerait pour moi, le mieux, le souvenir que j’ai d’Institut Ophélie. La pièce rendait compte du Male Gaze de la perfection d’Ophélie réalisée dans la mort, faisant d’elle une femme parfaite car disponible, belle et silencieuse… La pure violence du diagnostic d’hystérie servant à qualifier les expressions du désir ou de la douleur d’Ophélie. La pure violence de la réification de la femme. La pure violence des images consommables… On peut représenter un cadavre mais pas la mort, car il y a toujours un irreprésentable point de néant qui se cache dans chaque représentation. Il y a toujours un Hamlet dans chaque Ophélie, un spectre dans chaque Hamlet, une odeur de pourri dans chaque royaume.

Un Hamlet De Moins/N.Garraud-O.Saccomano©JeanLouisFernandez

Un Hamlet de moins est le premier volet de Hamlet, Ophélie un diptyque, dont la seconde pièce est Institut Ophélie (lire l’article). On y voit la vacuité de l’existence et la naissance de la folie. Nathalie Garraud et Olivier Saccomano ont travaillé trois motifs qui traversent la pièce de Shakespeare : l’obscénité “qui consiste à rabattre tout sur un seul plan”, l’imitation sans fin “car tout le monde se met à imiter tout le monde”, l’oubli qui épuise le temps dans la consommation et instaure “le pur présent du gain”.

Un Hamlet de moins, c’est la dernière phrase du Hamlet de Jules Laforgue. Un Hamlet de moins (Un Amleto di meno), c’est également le titre du film expérimental réalisé en 1973 par Carmelo Bene. Cet Hamlet de moins de plus, retranche, quant à elle, les figures parentales d’Hamlet pour ne laisser, sur le plateau qu’Hamlet, Ophélie, Laërte et Horacio. Sur les marches d’un escalier menant à la fin du monde, ielles jouent à des expériences de pensée : “Tu préfères être roi du Danemark ou avaler une guêpe ?”, “Tu préfères que j’entende toutes tes pensées ou qu’un mort te parle toutes les nuits ?”, “Tu préfères que tout finisse ou que rien ne commence ?”, “Tu préfères être, ou ne pas être ?”

Un Hamlet De Moins/N.Garraud-O.Saccomano©JeanLouisFernandez

Soustraire pour devenir minoritaire

Dans “Un Manifeste de moins” qui accompagne la publication de l’adaptation de Richard III de Shakespeare par Carmelo Bene, Gilles Deleuze évoque le littérature mineure, concept qu’il avait développé, avec Félix Guattari, à partir de la littérature de Kafka. Le devenir mineur de la langue, c’est pousser la langue jusqu’au moment où elle bégaie, c’est retrancher les évidences, lieux communs, habitus, qui en font une langue majeure. Devenir mineur, en art, c’est affaiblir la norme. Dans Richard III, Carmelo Bene avait retranché à la tragédie de Shakespeare, tous les personnages associés au pouvoir pour ne garder que Richard III et les personnages féminins. Pour leur Hamlet de moins, Nathalie Garraud et Olivier Saccomano retranchent les figures de l’autorité parentale, qui sont également les figures du pouvoir monarchique. Que devient Hamlet, amputé de son spectre ? Gertrude, Claudius et Polonius, quant à eux, se sont absenté.e.s et se résument à des discours rapportés par les quatre figures adolescentes. Hamlet, Ophélie, Laërte et Horacio ne sont pas pour autant libéré.e.s de la loi parentale : ils la rejouent, la creusent, l’explorent. La soustraction crée une béance dans l’ordre de la diégèse, une amputation de l’axe directeur et du but, une impossibilité même de réussir ou d’échouer.

Minorer Hamlet, c’est poursuivre la quête de la perte de sens, jusqu’à l’errance de la langue , de répétitions en répétitions ; jusqu’à l’errance des corps coincés à la limite du monde ; jusqu’à l’errance du monde lui-même, qui s’émiette de scroll en scroll.

Pour Gilles Deleuze, on ne crée jamais en fonction des possibles existants mais de leur épuisement, on crée lorsqu’on est confronté à l’impossible. « Il faut parler de la création comme traçant son chemin entre des impossibilités… » écrit Gilles Deleuze dans Pourparlers. Impossibilité de vivre, de penser et d’agir. La création tente de faire territoire dans les zones désertifiées du sens. Elle tend au devenir-minoritaire et à embrasser la somme de ses impossibles. « La création se fait dans des goulots d’étranglement. »

De ce goulot, on entend Ophélie hurler à nos oreilles, et on se dit que le spectre, jusqu’à présent, avait étouffé sa voix. On entend Hamlet hurler “au couvent !” et, dans un soupir, qu’il aurait mieux valu qu’il ne soit pas né… Si la présence du spectre nous faisait entendre l’agonie du Danemark, son absence nous permet d’écouter les hurlements du désert.

Marie Reverdy

D’après Hamlet de Shakespeare
Ecriture : Olivier Saccomano
Mise en scène : Nathalie Garraud
Jeu : Cédric Michel, Florian Onnéin, Conchita Paz, Charly Totterwitz de la Troupe Associée au Théâtre des 13 vents
Scénographie : Nathalie Garraud
Costumes : Sarah Leterrier
Son : Serge Monségu
Construction décor : Christophe Corsini, Colin Lombard

Production : Théâtre des 13 vents CDN Montpellier


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