Ouverture de Montpellier Danse 2024 – Un festival sous le signe des créations

Le festival Montpellier Danse 2024 en est au début de sa programmation, 4 pièces ont été montrées, 4 créations, car pour son Directeur Jean-Paul Montanari, “un festival sans création n’est pas un festival, c’est un catalogue”. Fabriquer un festival avec des créations, ce n’est pas s’enorgueillir d’avoir les lumières de la préséance, mais c’est accepter de composer dans le noir. Alors, dans ce festival, Jean-Paul Montanari nous parle de la confiance aveugle qu’il fait aux artistes. “A l’heure où on imprime le programme, explique-t-il, plusieurs artistes ne sont même pas encore entrés en studio pour répéter”.

En règle générale, il faut foutre la paix aux artistes, et il finira bien par en sortir quelque chose qu’on appelle une œuvre. Même si les œuvres peuvent être militantes, il est difficile de voir en elles le lieu d’une lutte qui pourrait réussir, le véhicule d’un quelconque message qui pourrait convaincre, le mouvement d’une légère révolution qui pourrait mettre le feu aux poudres : ça n’a pas marché en 36, ça ne marchera pas aujourd’hui. L’art n’est pas une arme à effet immédiat, mais une sorte d’affirmation par la bande, et sûrement est-en cela qu’on peut postuler son caractère politique en lui prêtant de résister. En donnant un temps à un faire qui n’aurait aucune finalité pratique, chaque œuvre affirme que nous sommes bien plus que nos besoins, nous sommes en-deçà et au-delà du manger, du boire et du dormir. L’œuvre est la boîte noire de LA réponse anthropologique… Elle n’a malheureusement pas la force d’arrêter une armée ou un char, mais elle a l’immuable force de la plante rudérale : celle qui toujours, toute fine et frêle, revient et crève le béton ; celle qui se glisse par les interstices des trottoirs et des murs ; celle qui apparaît à la moindre faille ; celle qui, modestement et sans spectacle, repousse après les incendies.

Un festival fait de créations, c’est donc un festival construit sur la confiance en la parenté qui existe entre l’œuvre et la plante rudérale : elle adviendra forcément. Un festival fait de créations, c’est aussi un festival fait de soutiens, car pour Jean-Paul Montanari, “le seul soutien aux artistes qui vaille, c’est justement les aides en termes techniques et surtout financiers. Tout le reste n’est que bavardage de salon”.

4 pièces, 4 créations donc ! How In Salts Desert Is It Possible To Blossom deRobin Orlyn avec le Garage Danse Ensemble & Le Ukhoikhoi, Deespetaria deWayne McGregor, Voice of Desert de Saburo Teshigawara et The Cloud d’Arkadi Zaides.

Voice of Desert – Saburo Teshigawara
Voice of Desert – Saburo Teshigawara © Laurent Philippe

“Si ton œil te nuit, arrache-le, et jette-le loin de toi, nous dit Saint-Mathieu, car mieux vaut pour toi entrer borgne dans le royaume de Dieu que de t’en aller dans la géhenne avec tes deux yeux” Et si l’œil de la narration te gâche le spectacle, arrache-le, ou du moins ferme-le, car mieux vaut entrer borgne dans l’intelligence de l’œuvre que de t’en aller dans la sensiblerie avec tes deux yeux… Et c’est ce que je fis. Fascinée par la densité légère et la précision des mouvements de Saburo Teshigawara, par le travail sur la persistance rétinienne, marquant l’espace, des lignes horizontales dessinées par ses poignets, j’ai laissé de côté toutes les lignes narratives qui semblaient poindre par le séquençage musical, par l’expressionnisme des visages, par les figures sculptées par les lumières et les perruques. J’ai gardé l’œil de l’abstraction et de la danse et j’ai jeté celui de la narration et du théâtre.

The Cloud – Arkadi Zaides

Le mot est particulièrement polysémique depuis peu. Nuage du ciel, nuage de mots, cloud des mémoires dématérialisées, archivées on ne sait où… Impossible, dès lors, d’avoir une vue globale : nous semblons baigner dedans sans trop de repères – une petite data par-ci et une autre par-là, un nuage de données et un nuage radioactif. L’architecture du nuage ne se laisse pas deviner par ses contours…

The-Cloud – Arkadi Zaides © Giuseppe-Follacchio

Arkadi Zaides se tient toujours, sur la pointe des pieds, au bord du précipice des catastrophes : famille juive biélorusse et ukrainienne, guerres incendiaires, guerre froide, formidable XXème siècle, enfant des parages de Tchernobyl, nuageant sa mémoire familiale sensible, dilatée dans le cloud de l’hyper-objet. Mémoire de famille et de l’Histoire, celle des Liquidateurs des déchets radioactifs après l’explosion, ouvriers surnommés Robots-Humains. Archives orales, récits, photos, vidéos, répartis nulle part, dans l’immatérialité du cloud. Où partiront les mémoires de ceux qui ont nettoyé le toit du réacteur 4 ? Où partiront les mémoires de la sœur aînée ? De l’ami d’enfance ? De cette voix qui nous parle et qui vient de se transformer, sous nos yeux, en témoignage écrit ? Le réel se déréalise, le temps se cristallise, l’espace se perd, les images bavent, les visages s’effacent, les corps se difforment, la matière se dissout et la mémoire se dilate. Et dans cette chute et son nuage de poussière aveuglante, la brutalité du réel revient comme une peau qui s’hérisse, par l’intermédiaire d’un objet : celui de cette acquisition faite en ligne, évoquée au début de la pièce, cette combinaison censée protéger les liquidateurs des radiations. L’arrivée de cet objet réinvite le réel au plateau : la matérialité de la combinaison pèse de tout son poids sur l’espace-temps de la scène. La mémoire qu’elle contient peut-être, sous forme de particules radio-actives, “re-réalise” le réel, et “re-situe” le présent entre un passé qui existe encore et la peur des devenirs qu’il contient. C’est alors que le corps que cette combinaison enveloppe se meut pour mieux la montrer. Dans la composition sonore d’Axel Chemla-Romeu-Santos, elle se fait peau du danseur, celle de Misha Demoustier, peau plastique et fragile malgré sa lourdeur, son épaisseur et son opacité. Pas de quatrième mur ou de frontière scène-salle pour nous faire oublier le mot “contamination”… Dans le Cloud d’Arkadi Zaides, la danse se fait sur le fil tranchant du rasoir, sur la pointe des pieds, au bord du gouffre de la catastrophe.

Le noir se fait dans la salle, un public trop pressé d’applaudir comme pour prouver avec zèle “j’ai compris” interdit au silence de se laisser un peu savourer. Dommage.

Les températures sont plutôt basses pour la saison, la pluie nous accompagne parfois, il faut dire que l’ère est particulièrement glaciale…

Marie Reverdy

Voice of Desert – Saburo Teshigawara / Compagnie Karas

Mise en scène, chorégraphie, conception lumière, costumes :
Saburo Teshigawara
Collaboration artistique : Rihoko Sato
Avec Saburo Teshigawara, Rihoko Sato, Kei Miyata, Izumi Komoda
Coordination technique, assistant lumière : Sergio Pessanha
Photographe : Mariko Miura

Producion : Karas / Coproduction : Festival Montpellier Danse 2024 / Production, tournées : EPIDEMIC (Richard Castelli, Mélanie Roger, Florence Berthaud). Avec le soutien de l’Agence des affaires culturelles du Japon / Pour cette création, Saburo Teshigawara est accueilli en résidence à l’Agora, cité internationale de la danse avec le soutien de la Fondation BNP Paribas.

The Cloud – Arkadi Zaides

Chorégraphie et direction : Arkadi Zaides
Interprètes : Axel Chemla-Romeu-Santos, Misha Demoustier, Arkadi Zaides
Dramaturgie : Igor Dobricic
Cinématographie : Arthur Castro Freire
AI developement et son : Axel Chemla-Romeu-Santos
Lumière : Jan Mergaert
Direction technique : Etienne Exbravat

Production et administration
 : Simge Gücük / Institut des Croisements / Production exécutif : laGeste / Coproduction : Montpellier Danse (FR), Charleroi Danse (BE), Maison de la Danse (FR), Mousonturm (DE), CAMPO (BE)
Residency support PACT Zollverein (DE), Orbita | Spellbound National Production Center for Dance (IT), Dialoghi / Villa Manin, CSS Teatro stabile di innovazione del Friuli Venezia Giulia (IT)
distribution internationale Cecilia Kuska & Rui Silveira / Something Great / Avec l’appui de la ville de Gand, les autorités flamandes et la mesure Tax Shelter du gouvernement fédéral belge via Flanders Tax Shelter, The Ministry of Culture of France / Directorate General for Artistic Creation, TMU New York. / Pour cette création, Arkadi Zaides a été accueilli en résidence à l’Agora, cité internationale de la danse avec le soutien de la Fondation BNP Paribas

Un avis sur « Ouverture de Montpellier Danse 2024 – Un festival sous le signe des créations »

  1. Un programme très prometteur. Des thèmes importants et une approche artistique convaincante, l’art n’est pas une arme mais un moteur créatif. L’art n’a pas de but, tout à fait juste Monsieur Jean-Paul Montanari.
    Merci Madame Reverdy.

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