Il cimento dell’armonia e dell’invenzione, traduit par « La confrontation entre l’harmonie et l’invention » ou par « L’Épreuve de l’Harmonie et de l’Invention », est le titre d’un recueil de douze concertos pour violon soliste, cordes et basse continue d’Antonio Vivaldi. Le quattro stagioni – Les Quatre Saisons Opus 8, no 1-4, ouvre le recueil. Si Vivaldi débute par le printemps, Anne Teresa de Keersmaeker et Radouan Mriziga choisissent, quant à eux, de débuter par l’automne. La pièce se déploie entre géométrie et mémoire des gestes issus du monde rural, entre travail et fêtes paysannes, entre humour et grâce.

Un néon rouge éclaire depuis la salle, Boštjan Antončič débute dans le silence, les néons qui tapissent le fond de scène s’éveillent un à un, prémisse du rythme. Audio Glow – Sound Visualizer, pour commencer.
Cercles, spirales, ellipses et tourbillons composeront le plateau d’Il cimento dell’armonia e dell’invenzione : toutes les propriétés de ces formes géométriques, statiques ou dynamiques, sont à l’œuvre dans les déplacements, le mouvement du torse, des bras, du corps tout entier, pivotant sur un axe organisé autour d’un centre qui peut être point, ligne courbe ou ligne droite. Cercles d’Archimède, de Taylor, de Miquel, de Johnson, d’Apollonius ou de Spieker, chaînes de Pappus ou de Steiner, théorème de Brahmagupta, de Casey, de Descartes, de Pitot ou de Ptolémée, cercles orthogonaux, cercles osculateurs, cercles podaires, rosaces… Agissante, la géométrie ensommeillée sous le tapis de danse déborde à l’avant-scène.
On reconnaît, dans ce nouvel Opus, la fascination qu’exerce la géométrie du cercle sur Anne Teresa de Keersmaeker. Cette fascination, c’est également celle qu’éprouve Radouan Mriziga, dont l’œil a été bercé par la géométrie des œuvres islamiques. Ancien élève d’Anne Teresa de Keersmaeker, Radouan Mriziga travaille au geste architectural, “la danse étant capable de produire autre chose que de la danse”, explique-t-il lors d’une interview sur Arte. Le corps en sera la mesure, et la forme construite s’apparentera à des rosaces, dans ses œuvres 55, 3600 et 7.

Partir de Vivaldi et de ses Quatre Saisons, c’est partir d’un moment originel dans l’histoire de l’art et de la représentation de la nature en art. A cette même période, James Thomson publie The Seasons en 4 volumes (1 par saison). On prête à Thomson d’être le premier à avoir rompu avec l’association, héritée des romains, entre les saisons et les âges de la vie. On prête à Thomson d’être le premier à appréhender, dans une œuvre poétique, les saisons en soi, et non en symbole. Avec Thomson et Vivaldi, la nature fait son entrée dans le champ de l’art, en elle-même et pour elle-même, dans sa mécanique plus que dans son apparence, prise en tension entre impermanence et immuabilité.
Il y a du Bruegel dans l’air et dans l’œil – peinture, dessin ou gravure – entre Chasseurs dans la neige, Moisson, Combat de Carnaval et Carême, Été, Mendiants, Printemps, et Rentrée des troupeaux.
L’automne tourbillonne, l’hiver passe, Vivaldi construit son printemps par le staccato du violon, comme autant de petites touches de peinture. La version d’Amandine Beyer, marquant particulièrement les attaques, fait des bourgeonnements une véritable percée dans le voile de l’hiver. L’été tournoie avant de se noyer de rouge : l’automne est déjà de retour… Dans ce cycle, quelques pas évoquant la contredanse sillonnent le sol, géométrie ponctuée, en légères touches éparses, de chutes, de sifflements, de chuchotements, d’aboiements, de ronflements, et du vol des insectes. A côté des tours piqués, coupés frappés, effectués par les mouvements ciselés de Boštjan Antončič, la légèreté de José Paulo dos Santos et la densité de Lav Crnčević, Nassim Baddag tourbillonne en Trax, Baby Freeze, Thomas / Flare, coupole.

Raffinement géométrique des structures baroques, épure classique, élégance parfaite à l’Opéra Comédie. Lire la feuille de salle à la sortie fut une erreur… Car chercher à voir, dans la “méditerranéité” de Vivaldi, le terreau d’une actualité géopolitique dont l’œuvre se ferait l’écho, ou dans le titre des Quatre Saisons la justification d’un discours qui ne serait pas en reste avec les enjeux climatiques, c’est voir la pertinence politique à l’endroit de la littéralité du discours, et c’est aussi, peut-être, voir midi à sa porte morale en faisant mentir l’éternelle beauté des rosaces.
Je préfère alors, quittant la salle, m’en tenir à cette phrase, entendue dans le poème dit à la fin de la pièce, écrit par Asmaa Jama : Each day is the last day of a hundred days.
Marie Reverdy
Rosas / A7TASChorégraphie : Anne Teresa De Keersmaeker, Radouan Mriziga / Créé avec et dansé par : Boštjan Antončič, Nassim Baddag, Lav Crnčević, José Paulo dos Santos / Musique : Antonio Vivaldi, Le quattro stagioni / Scénographie et lumière : Anne Teresa De Keersmaeker, Radouan Mriziga / Direction des répétitions : Eleni Ellada Damianou / Enregistrement : Amandine Beyer, Gli Incogniti Alpha Classics/Outhere Music 2015 / Analyse musicale : Amandine Beyer / Poèmes : Asmaa Jama, ‘We, the salvage’, Antonio Vivaldi, ‘Le quattro stagioni’ / Costumes : Aouatif Boulaich / Chef costumière : Alexandra Verschueren assistée par Chiara Mazzarolo et Els Van Buggenhout / Habillage : Els Van Buggenhout / Assistante à la direction artistique : Martine Lange / Coordination artistique et planning : Anne Van Aerschot / Tour Manager : Emma Hermans, Jolijn Talpe / Direction technique : Thomas Verachtert / Techniciens : Jan Balfoort, Thibault Rottiers
Production : Rosas / Coproduction : Berliner Festspiele, Charleroi danse – centre chorégraphique de Wallonie-Bruxelles, Concertgebouw Brugge, De Munt/La Monnaie, Festival d’Automne à Paris, Festival de Marseille, ImPulsTanz, Sadler’s Wells, Théâtre de la Ville-Paris / Remerciements : Afreux/Bert Depuydt, Emna Essoussi, Suzon Gheur, Eveline Martens, Juliette Mourlon, Steven Peeters, Albane Roche Michoudet, Valerie Trouet, Els Van Hoof, Valerie Volfová, Cees Vossen / Avec le soutien de Dance Reflections by Van Cleef & Arpels.Cette production est réalisée avec le soutien du Tax Shelter du Gouvernement fédéral belge, en collaboration avec Casa Kafka Pictures – Belfius. Rosas bénéficie du soutien de la Communauté flamande et de la Commission communautaire flamande (VGC).
Première : 11 mai 2024 , Rosas Performance Space, présenté par La Monnaie, Kaaitheater et Kunstenfestivaldesarts.
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