Article 13 – Phia Ménard, Compagnie Non Nova

C’est dans l’écrin à l’italienne de l’Opéra Comédie que Phia Ménard (Compagnie Non Nova) a proposé sa pièce Article 13, interprétée et chorégraphiée par Marion Blondeau. Avant-dernier spectacle de la programmation de la saison 2023/2024 de Montpellier Danse, Article 13 se situe au carrefour des temps incertains : ceux des rêves, des traversées, des naufrages.

Article 13 – Compagnie Non Nova © Christophe Raynaud de Lage

À l’avant-scène, devant le rideau fermé de l’opéra Comédie, une pancarte sur pied portant le nom d’Alan Kurdi. Deux hommes vêtus de blanc rejoignent solennellement le plateau, et retirent le panneau qu’ils disposent soigneusement sur leur épaule comme un cercueil. Tandis qu’ils s’éloigent dans la salle, le rideau s’ouvre sur un jardin à la française. Le bruit assourdissant d’une tondeuse nous rappelle que la beauté des jardins à la française cache la domestication du vivant rationalisé jusqu’à la moelle. Aux portillons de mon esprit, se presse déjà Descartes : “se rendre maître et possesseur de la nature”, suivi de Versailles, LeNôtre, les jardins imitant l’Eden, Lully, la danse du Roi, le baroque, et toujours, situé quelque part dans le giron de Versailles, l’écriture du Code Noir : face aux jardins, les plantations… Dans le vacarme des tondeuses, débroussailleuses, souffleuses, apparaît un simple mot, projeté subrepticement en lettres rouges sur le ciel noir du fond de scène : les nuisibles…

Article 13 sur le droit de circulation

Le plateau fait l’effet d’un zoom, à moins qu’il ne s’agisse de la représentation d’un square. Dans tous les cas, il s’agit d’un format réduit de la grandeur des jardins où les chemins de graviers, simple ornement, ne mènent nulle part. Ces impasses de graviers aux courbes arrondies se font face en ouïes de violon, évoquant le plateau comme caisse de résonance. Une ligne d’horizon fait sentir un lointain, et une statue aux allures de marbre blanc gréco-romain représente un homme nu, tenant dans sa main droite une hache abaissée comme une arme au repos. Son corps serein s’élève sur son socle en plein centre de la scène. Il est contrepoint du regard, centre solide qui fixe, comme une punaise, le réel exposé dans un ordre donné. Il est l’immobile figure référentielle et autoritaire sur laquelle l’œil revient toujours. Son nom : article 13, écrit en rouge.

L’article 13, titre de la pièce, est celui de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (sic) adoptée le 10 décembre 1948 par les 58 États Membres qui constituaient l’Assemblée Générale des Nations Unis. L’article 13 se décline en deux alinéas qui sont, respectivement :

1. Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat.

2. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays.

L’enfant sans visage

C’est dans ce jardin propret à la française, au pied de cet article 13, que naît la figure de cet enfant sans visage, masqué, sorti de terre dans un élan larvaire. La position de son corps et la couleur de ses habits nous rappellent immédiatement la photographie d’Alan Kurdi, ce petit garçon de trois ans dont le corps sans vie, noyé, avait été retrouvé échoué sur une plage turque de Bodrun. Alan et sa famille venaient de Kobané. Durant la guerre civile syrienne, la ville de Kobané avait été frappée par les conflits qui opposaient l’État islamique et les YPG – Yekîneyên Parastina Gel/ unités de protection du peuple – la branche armée du Parti de l’union démocratique du Kurdistan syrien. La famille d’Alan Kurdi fuyait les terreurs de ce conflit et souhaitait traverser la Méditerranée dans l’espoir de rejoindre l’Europe. Sur cette si célèbre photo de cet enfant mort, on ne voyait pas son visage, mais on voyait la position si particulière de son corps, allongé sur le ventre, les fesses un peu relevées, les bras le long du corps, et les poumons remplis d’eau qui rendent le torse lourd.

Article 13 – Compagnie Non Nova © Christophe Raynaud de Lage

Le corps de Marion Blondeau se meut lentement, elle avance, avec le poids du sommeil écrasant son torse au sol. Dans sa main, traînant son corps près du sien, un doudou épuisé l’accompagne. Le corps de l’enfant se dresse, au sens littéral, et se meut dans un équilibre précaire, comme un apprentissage de la bipédie. La danse naît alors, dans un désordre baroque où se dessinent quelques motifs déjà classiques. Le corps de l’enfant se dresse, au sens figuré cette fois, d’intériorisation des normes, de domestication du mouvement, d’apprentissage culturel, d’individuation par la socialisation. Le corps de Marion Blondeau, debout et en mouvement, s’oppose à l’immobilité de la statue par la chorégraphie virtuose qui semble autonomiser chacune de ses articulations. Le rythme s’écrit dans le relief de mouvements rappelant les pratiques de certaines espèces animales : les “duels” chorégraphiques de certains oiseaux, le sol que l’on gratte pour y faire son lit. Marion Blondeau joue, valse, marelle, sautille, court, roulade, cabriole. Plus le mouvement croît, plus le jeu grandit, et plus le jardin se fait étroit.

La hache tombe au sol. Chrysalide du mouvement, nymphe des lépidoptères, Marion Blondeau s’en saisit comme d’un jouet et brise la statue comme on brise une idole. Si je devais trouver, ici, non pas le nom d’un propos ou l’adjectif d’une image, mais bien le verbe d’un mouvement, je dirais que l’enfant s’empuissance, frappe, détruit ; et que son geste fait événement, déchire le temps, brise l’ordre.

Article 13 – Compagnie Non Nova © Christophe Raynaud de Lage

La statue s’effondre sous les coups de sa propre hache, version rustique du motif du glaive. Non plus de marbre lourd mais de fortune, la statue tombée au sol se fait radeau. Ce n’est qu’un jeu d’enfant dans un jardin, un désordre de chambre, une réécriture de l’espace scénographique fait de débris et de gravas.

La lumière miroitante des éclairs de chaleur annonce le crépuscule, tout semble calme. Sur le sol, Marion Blondeau s’endort.

Article 13 – Compagnie Non Nova © Christophe Raynaud de Lage

Les agents de l’Eden vêtus de blanc reviennent : à la statue en pied, succède à présent l’écrasante statue, démesurée, dont le socle a la taille d’un mausolée recouvrant le corps de l’enfant. Marion Blondeau le fera imploser, car rien ne résiste au jeu des enfants éternels. Le paysage scénographique devient ruine, les éclairs de chaleur annoncent une averse, la brume envahit le plateau. Une fine pluie de lumière tombe, holographiant le corps, effaçant les contours de son image comme dépixellisée : un scintillement de l’être jusqu’à sa totale disparition, mémoire, feu-follet, compost, boue, photographie oubliée…

Marie Reverdy

Article 13 / Compagnie Non Nova – Phia MénardIdée originale, mise en scène, écriture et scénographie : Phia Ménard / Assistante à la mise en scène : Clarisse Delile / Interprétation et chorégraphie : Marion Blondeau / Dramaturgie : Camille Louis / Scénographie : Phia Ménard, Clarisse Delile et Éric Soyer / Création sonore : Ivan Roussel / Création costumes : Fabrice Ilia Leroy assisté de Yolène Guais / Création lumière : Eric Soyer assisté de Gwendal Malard / Réalisation scénographie : Rodolphe Thibaud, Ludovic Losquin, David Leblanc, Nicolas Marchand / Régie plateau : David Leblanc, Nicolas Marchand / Photographies : Christophe Raynaud de Lage / Stagiaires : Ayoub Kallouchi (mise en scène), Vanessa Schonwald (scénographie) / Régie générale : Olivier Gicquiaud / Régie lumière : Aliénor Lebert / Co-directrice, administratrice et chargée de diffusion : Claire Massonnet / Assistante d’administration et de production : Constance Winckler / Chargée de communication et de production : Justine Lasserrade

Coproduction : Biennale de la danse de Lyon 2023, TANDEM, Scène nationale, Hippodrome de Douai, Le TNB, Centre Européen Théâtral et Chorégraphique de Rennes, Les Quinconces– L’Espal, Scène nationale du Mans, Malraux Scène nationale Chambéry–Savoie, Les 2 Scènes scène nationale de Besançon, La Comédie de Clermont-Ferrand scène nationale, Le Volcan, Scène Nationale du Havre, Les Halles de Schaerbeek – Bruxelles, La Comédie de Valence, CND Drôme-Ardèche, le Lieu Unique, centre de cultures contemporaines de Nantes, DE SINGEL, Centre Artistique International – Antwerpen, MC93 – maison de la culture de Seine-Saint-Denis à Bobigny, Le Centre chorégraphique national d’Orléans. La Compagnie Non Nova – Phia Ménard est conventionnée et soutenue par l’État – Préfet de la région des Pays de la Loire – direction régionale des affaires culturelles, la Ville de Nantes, le Conseil Régional des Pays de la Loire et le Conseil Départemental de Loire-Atlantique. Elle reçoit le soutien de l’Institut français.

Crédit photos : © Christophe Raynaud de Lage


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2 commentaires sur « Article 13 – Phia Ménard, Compagnie Non Nova »

  1. Un sujet d’actualité très aigu. Il est temps de s’y intéresser et de s’engager résolument sur d’autres voies.

    Il est très beau de voir comment cette action représente métaphoriquement la capacité de l’innocence et de la créativité des enfants à remettre en question et à transformer les ordres figés. Il illustre comment certaines structures sociales peuvent être remises en question par la spontanéité et la liberté du jeu de l’enfant.

    Merci, Madame Reverdy.

    Aimé par 1 personne

  2. Un sujet d’actualité très aigu. Il est temps de s’y intéresser et de s’engager résolument sur d’autres voies.

    Il est très beau de voir comment cette action représente métaphoriquement la capacité de l’innocence et de la créativité des enfants à remettre en question et à transformer les ordres figés. Il illustre comment certaines structures sociales peuvent être remises en question par la spontanéité et la liberté du jeu de l’enfant. Merci, Madame Reverdy.

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