L’espace d’exposition permet toujours, à la conscience philosophique, de poser la question ontologique de l’espace et du temps de cette hétérotopie que Michel Foucault définissait comme “contre-emplacement à l’intérieur duquel tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés.” Entre parcours initiatique, analogie des évènements et superposition des espaces réel et mythiques, Kader Attia nous invite à une descente vers les profondeurs d’un paradis animiste.

Vue d’exposition, « Descente au Paradis. Kader Attia », MO.CO., Montpellier, 2024.
© Kader Attia. Adagp, Paris, 2024. Courtesy de l’artiste. Photo : Laurent Lecat
Un White Cube, cela peut se faire oublier comme la page blanche, ou bien se faire recouvrir comme une toile. C’est un cadre contenant d’autres cadres à l’intérieur duquel les relations des cadres contenus sont à écrire par une scénographie adossée à la réalité architecturale du cadre contenant. Ainsi, s’inspirant de l’architecture du MO.CO et de la partition pour corps que cette architecture induit, Kader Attia propose une exposition structurée autour de la verticalité et du mouvement descendant. De manière oxymorique, à contresens de notre géographique mythique habituelle, Kader Attia propose une descente vers le paradis, situant celui-ci dans les profondeurs telluriques et non dans les au-delàs gazeux.
De la localisation à l’emplacement
L’exposition se structure en géographie simple et facilement identifiable : un étage par administration post-mortem : purgatoire, enfer, paradis. Kader Attia prend Dante à rebrousse-poil : s’il termine par le paradis, comme dans la Divine Comédie, il commence par le purgatoire et non par l’enfer.

– UAE, Collection Sharjah Art Foundation – UAE, Collection Société Générale – France, Fondation Ludwig – Allemagne, CNAP – France et Galerie Nagel Draxler
Vue d’exposition, « Descente au Paradis. Kader Attia », MO.CO., Montpellier, 2024.
© Kader Attia. Adagp, Paris, 2024. Courtesy de l’artiste. Photo : Laurent Lecat
L’exposition s’ouvre sur une sorte de sas, un non-temps, un non-espace, une hétérotopie dans l’hétérotopie. La première salle du sas est dédiée à la série “Rocherscarrés” (2008), photographies prises sur les abords d’une zone portuaire, sur les blocs de béton qui renforcent les digues près des ports, celui de Marseille ou celui d’Alger. Attentes, regards vers le lointain, quelques hommes, seuls ou à deux, nous tournent le dos et font face à la mer. Sur la ligne d’horizon, des bateaux de marchandises traversent l’image sur l’axe est/ouest, venant crucifier l’axe nord/sud désigné par les regards. Fantasme de l’ailleurs ou celui du retour, tout est là, dans cette impossible localisation qui favorise, plutôt, l’emplacement. En effet, si la localisation se pense en coordonnées, l’emplacement, quant à lui, repose plutôt sur une situation relative, relationnelle, d’un élément ou d’un lieu par rapport à un autre. Bien sûr, Kader Attia localise le purgatoire, l’enfer et le paradis en leur offrant un étage à chacun, mais ces espaces sont avant tout relationnels avant que d’être autonomes. Car c’est bien l’emplacement qui compte, faisant couver le paradis sous les boursoufflures de l’enfer.
De la blessure à la cicatrice
Ce sas n’est pas encore le purgatoire, bien qu’il partage l’étage avec lui. Quelques œuvres se situent encore dans ce sas, dont un triptyque de tajines à kesra, en argile, brisés et réparés. Les cicatrices, nervurant les tajines de sillons bleus, laissent apparaître quelques morceaux manquants. On connaît la préoccupation de Kader Attia pour qui la réparation, et la blessure dont on ne saurait faire abstraction, constitue un motif récurrent depuis de nombreuses années. Si le mot réparation signifie, étymologiquement, “restaurer, rétablir, revenir à un état initial”, Kader Attia défend, quant à lui, l’évidence que la blessure, une fois réparée, devient une cicatrice. Ces blessures, dont nous faisons l’expérience, nous racontent un temps linéaire et irréversible, car même Dieu ne peut pas faire que ce qui a été fait n’ait pas été fait, que ce qui a eu lieu n’ait pas eu lieu, et c’est ainsi que nous avançons, à l’instar du roi boiteux, en faisant un pas vers la terre, un pas vers le ciel, etc.

Sculpture. Plats en terracotta, résine, socle métal, piédestal en bois.
© Kader Attia. Adagp, Paris, 2024. Courtesy de l’artiste et Mor Charpentier.
Le temps, dans la blessure, s’offre au corps endolori dans sa forme la plus dilatée. C’est un temps irrémédiable qui est pourtant arrêté autour du geste qui balafre. La durée se fait sentir en nous, dans cette expérience intime de la douleur. Face à cette durée subjective, se dresse le temps objectif, celui de la mesure, de la découpe en heures, minutes, secondes. “Si j’ai envie d’un verre d’eau sucrée nous dit Bergson, il faut bien que j’attende que le sucre fonde. Et le temps que met le sucre à fondre, c’est un temps absolu, indivisible et continu: le morceau de sucre a fondu ou n’a pas encore fondu.” Le temps inclut le changement, et nous pouvons anticiper le devenir, la destruction, la disparition…
Dans la vidéo “Oil and Sugar #2” un cube blanc, composé de morceaux de sucre, est recouvert d’huile noire. Du White Cube à la Kaaba, faisant se rejoindre art et religion autour de la même soif d’éternité, nous pouvons assister à la fonte du sucre et à l’effondrement de l’édifice sur lui-même. Nous savons l’effondrement avant que l’événement n’ait lieu, nous le sentons dans notre chair, le poids, la liquéfaction, l’affaissement. Nous regardons alors que nous connaissons l’issue. Nous avons un temps d’avance sur l’effectivité du devenir inscrit dans les êtres, car il nous est familier, comme par réminiscence… C’est le néant qui réunit les êtres animés et inanimés dans un commun destin, c’est par le néant que nous atteignons cette certitude fondamentale : s’il y a de l’être, il y a alors du non-être. Et entre les deux, il y a la sublimation et la survie.

Collection Tate Modern, London, et ICA Institute for Contemporary Art Boston
Vue d’exposition, « Descente au Paradis. Kader Attia », MO.CO., Montpellier, 2024.
© Kader Attia. Adagp, Paris, 2024. Courtesy de l’artiste. Photo : Laurent Lecat
Du travail à l’œuvre – purgatoire
C’est probablement la raison pour laquelle il y a également, dans la plus grande discrétion de ce sas, pris entre la cicatrice et l’effondrement, un temps itératif, celui du travail, sans cesse recommencé. Ce temps de travail qui se distingue du temps de l’œuvre, ce temps passé à réaliser un objet dont la consommation sera plus rapide que la fabrication : un pain galette, pain quotidien, fait pour être refait le lendemain. Signe du temps animal de la soif et de la faim, signe du temps humain de l’organisation sociale, signe du temps paradoxal de la veste de laine d’Adam Smith, tout aussi paradoxal que le mouvement de la descente aux paradis.
Une installation de cartons d’emballage d’objets de consommation ayant probablement fait le tour de la planète, et une installation vidéo sur la question de l’exil, achèvent le temps du sas et ouvre sur une “Mer Morte” (2015) de vêtements bleus de seconde main. Nous voici au purgatoire. Un mur de grillage, crevé par quelques pierres restées prisonnières, fait barrage au corps, mais pas à l’œil. “N” vient parasiter la démocratie dans “Demo(n)cracy” (2010), tandis que “alcool” et “opium du peuple”, figurés dans “Halam Tawaaf” (2008) par l’anthropomorphisme des canettes de bière parfaitement alignées, circulent monotonement, têtes baissées et corps vides, autour d’un carré d’absence évoquant le mouvement des pèlerins de la Mecque. Moutons des canettes, cages à lapins ou batterie de poules de “La Tour Robespierre” (2018) filmé par l’envol d’un drone, le temps du purgatoire n’abolit pas l’horizon.
De l’enfer au paradis
L’enfer s’ouvre sur les visages inspirés des gueules cassées de la Première Guerre Mondiale de “Culture, Another Nature Repaired” (2024), sculptures sur bois à la hache et aux ciseaux, faisant se croiser pratique africaine et pratique européenne. Visages immenses, surélevés, dont les nœuds du bois, laissés intacts, se font coiffes.

Vue d’exposition, « Descente au Paradis. Kader Attia », MO.CO., Montpellier, 2024.
© Kader Attia. Adagp, Paris, 2024. Courtesy de l’artiste. Photo : Laurent Lecat
Le nuage de prothèses de “On Silence” (2021), au ciel des mines antipersonnel, nous conduit à une installation d’arbres métalliques soutenant les lance-pierres de l’Intifada, tandis qu’une série de Christ, ligotés à leurs croix, voient le visage de leur sculpture se faire grignoter par le temps et l’érosion du métal. Le purgatoire se termine par une installation de bâtons de pluie, purificatrice, qui nous montre la voie vers les tréfonds d’un paradis souterrain annonçant “Pluvialité #1”. Ce film tourné en 2024 dans le Lanna au nord de la Thaïlande, fait dialoguer l’animisme pré-bouddhique et le bouddhisme, par le témoignage d’une médium. Masques africains scintillants de miroirs et temples enlacés de verdure, composent le paradis. Le paradis n’est pas l’Eden perdu ou réparé, il est ailleurs, dans un monde décolonialisé qui fait dialoguer cultures, esprits et nature, réenchantement d’un monde devenu sacré.

Double projection vidéo. Couleur, son. 21 min.
© Kader Attia. Adagp, Paris, 2024. Courtesy de l’artiste.
Commissionné par la Biennale de Thaïlande, avec le soutien de la Fondation Jim Thompson, Bangkok.
Marie Reverdy
Descente au Paradis – Kader Attia
Exposition du 22 juin au 22 septembre 2024
Vernissage vendredi 21 juin 2024, 19h
Commissariat : Numa Hambursin
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