Julien Gosselin, Extinction. D’après Thomas Bernhard et Arthur Schnitzler.

Pour « Extinction », Julien Gosselin rassemble sur le plateau les comédien.ne.s avec lesquel.les il travaille au long cours, et quatre comédien.nes de la Volksbühne, théâtre héritier de la radicalité des metteurs en scène Frank Castorf et Christoph Schlingensief. Ensemble, accompagné.e.s d’une régie plateau et de deux cameramen, ielles nous proposent une descente dans les entrailles de l’Autriche du début du XXème siècle. Un espace-temps structuré dans les proportions d’un retable qui s’ouvre en triptyque, sur un paysage de la décadence brossé à partir des textes d’Hugo von Hofmannsthal, Arthur Schnitzler et Thomas Bernhard.

Julien Gosselin, Extinction © Simon Gosselin

1er partie : Nous dansons sur les ruines à venir : d’outre-monde, d’outre-temps, d’outre-tombe – 50 minutes

La première partie est à la fois un set électro, et l’occasion de poser la situation du roman de Thomas Bernhard : nous sommes à Rome en 1983. Sur l’immense plateau du théâtre Jean-Claude Carrière, un bar est à jardin, les platines sont à l’avant scène, la bière est offerte. Verre à la main, debout en fond de scène, on regarde la salle et le dos des DJ qui travaillent à tordre le timbre métallique et la profondeur de la basse qui envahit l’espace. La salle est grande, à peine éclairée, nous sentons sur nous la brulûre des regards venus des derniers rangs, comme un ailleurs perçant le lointain ; outre-rampe, outre-monde…

Les platines reculent, nous passons à l’avant scène, le rythme s’installe, nous tournons le dos à la salle, nous partageons la pénombre, ça monte et ça explose : nous grimpons dans une sorte d’ivresse, celle du rythme et de la danse. Les spectateurices assis.e.s dans la salle témoigneront de cette danse aussi primitive qu’actuelle : “on aurait dit que vous dansiez sur des ruines”. Deux VJ se mêlent à la danse et filment. Les visages et les corps dansants sont projetés sur l’écran géant du fond de scène, le plateau s’échauffe. Les sepctateurices assis.e.s dans la salle témoigneront de cette sensation d’une image un peu nostalgique, un peu patinée, une image-mémoire, en demi-teinte, pour une danse d’outre-temps : “c’est comme si le monde vous avez déjà englouti.e.s”.

Rosa Lembeck quitte la piste de danse et rejoint le bar, les yeux humides, le visage fatigué. Un dialogue commence, en allemand. Les voix se mêlent à la musique, les regards se posent sur l’écran, les corps se figent, progressivement. Nous étions danseureuses, figurant.e.s, nous devenons spectateurices du drame qui s’annonce. Nous commençons à sentir que l’Histoire viendra d’outre-tombe nous raconter les vestiges du futur de l’Europe. Et ce n’est pas dans les évènements, mais dans la chair, que son empreinte sera la plus profonde. Entracte !

Julien Gosselin, Extinction © Simon Gosselin

Deuxième partie : Raffinement et décadence : la Belle-époque ou la nostalgie d’un temps rêvé – 2H30

Le décor se fait baroque : une maison viennoise de la Belle-Epoque, avec ses lustres, son piano, sa balustrade. La maison est fermée au regard, comme un rideau brechtien. Deux cameramen suivront le jeu des comédien.nes pour un film live projeté sur un écran prenant la largeur du plateau, situé au dessus de la maison. Pour cette deuxième partie, Julien Gosselin entrelace les écritures de Hugo von Hofmannsthal, Arthur Schnitzler et Thomas Bernhard. Les deux premiers ont connu la grandeur de l’empire austro-hongrois et sa disloquation après la première guerre mondiale ; le troisième a connu, enfant, l’annexion de l’Autriche au Reich nazi et son occupation d’après-guerre. Trois auteurs qui se situent de part et d’autre de l’effondrement. On reconnaît, dans cette seconde partie, la Lettre de Lord Chandos d’Hugo von Hofmannsthal. On reconnait les personnages d’Arthur Schnitzler : Albertine et Fridolin de La Nouvelle rêvée, Aurélie et Falkenir de La Comédie des Séductions et plusieurs personnages de Mademoiselle Else. On y reconnaît aussi les masques d’orgie de fin du monde de Eyes Wide Shut que Stanley Kubrick avait réalisé d’après La Nouvelle rêvée.

Julien Gosselin joue avec les mythes de l’Europe : il y a comme une nostalgie des apparences, des salons, des discussions littéraires, de la vitalité culturelle de la Vienne de ce début de XXème siècle. Et il y a cet arrière-goût d’apocalypse qui approche, de catastrophe imminente, d’empire déchu et de décadence. Il flotte dans l’air comme un relent du marquis de Sade. La lucidité des protagonistes réveille leur pulsion de mort, leur cruauté. Ielles portent, en ielles, les ferments de la destruction : la catastrophe est endogène. Il y a les costumes, les coiffes, l’argenterie. Il y a la classe bourgeoise et cultivée, il y a Freud, Mahler, Schönberg, l’alcool et la sexualité. Il y a quelque chose qui vomit, éjacule, pleure, parle, chie, saigne, déborde. Et des restes de ces excès, on s’en essuie le gland ou le coin de la bouche dans un joli mouchoir de soie. Il y a le fiel et la dentelle, le satin et le sang, l’odeur de la putréfaction sous la dorure des masques. Les protagonistes sont sur le seuil de cette vieille Europe, à deux pas du gouffre. La rampe devient ligne de crête ; elle accueille une rangée de flammes, elle marque l’étroit couloir qui nous sépare de cette ancienne Autriche dont nous ne pouvons avoir que des images d’archive, des images filmées, des images médiatisées. Impossible de voir ce qui n’est plus.

Il y a le plateau de jeu à l’abri des regards et la scène de l’écran projettant des gros plans : l’espace du plateau et celui de la scène ne coïncident pas totalement. Il ne s’agit donc pas de redoubler l’image théâtrale par l’image cinématographique, il s’agit plutôt de réaliser une endoscopie du mal. Le seul espace visible pour l’œil nu est celui des toilettes, celles dans lesquelles on urine, on baise, on se drogue, on sanglote. Tout le reste se trouve muré dans les replis du plateau, incessible au regard. Il y un “faire écran” qui joue de notre pulsion scopique… Le moindre reflet sur une vitre du plateau attire notre regard, une porte entrouverte devient un gouffre pour la rétine… à moins que nous soyons irrépressiblement happé.e.s par l’écran comme une mouche par la lumière. Et si l’image de l’écran est lisse, l’entaille qu’elle révèle est profonde. Les comédien.nes sortent parfois, face public, comme le coucou de son horloge. La moindre apparition se fait évènement. La deuxième partie se termine par un jeu de massacre, entre lambeaux de chair et éclat de rire. Le plateau se vide, la caméra suit les comédien.nes en coulisse. Nous retrouvons Rosa, incarnant Thomas Bernhard et sa verve contre l’institution, contre l’État. Nous savons qu’après l’entracte, il y aura une conférence sur “le désastre en littérature”.

Julien Gosselin, Extinction © Simon Gosselin

Troisième partie : Extinction – 1H15

La dernière partie fait revenir Rosa pour la conférence annoncée du “désastre en littérature”, elle deviendra, seule sur scène, la narratrice d’Extinction de Thomas Bernhard, dernier roman monologué de l’auteur.

L’apparat des salons et les fantasmes d’une élite culturelle ne peuvent plus masquer la vérité toute nue d’une Autriche décadente qui se vendra au nazisme. Rosa, en coulisse, reçoit un coup de fil. Nous apprendrons qu’elle doit se rendre aux funérailles de ses parents et de son frère, morts tous trois dans un accident de voiture. Extinction du nom, extinction d’une famille, extinction d’un empire… Rosa entre en scène. Le plateau est dépouillé de son riche décor. Une simple estrade accueille la conférence, une cinquantaine de chaises accueille les spectateurices qui voudraient être au plus près de l’actrice, la lumière est crue. L’oeil oscille, à présent, entre l’image filmée et l’actrice au plateau.

Rosa, assise, parle la langue de Thomas Bernhard. Elle dit son enfance, elle dit sa famille, elle dit l’Autriche. Elle dit pour « éteindre » définitivement tout ce qui la rattachait à sa maison familiale de Wolfsegg. Étrange deuil : le nihilisme bernhardien semble mu par un élan vital. “Extinction appartient à ce besoin de contradiction – nous dit Julien Gosselin dans un entretien réalisé par Marc Blanchet pour le festival d’Avignon – Il s’agit d’aller voir du côté nihiliste, comme pensée, et, également, d’approcher une négativité. Mais une négativité de combat. Auteur autrichien, Thomas Bernhard a écrit ses œuvres avec une négativité vitaliste.”

Sur la scène dépouillée il ne reste que la littérature… faisant son nid dans les ruines d’un monde situé quelque part entre une maison d’enfance autrichienne et la barbarie.

Marie Reverdy

Durée : 5h30
(50 minutes / entracte / 2h30 / entracte / 1h15)

Texte Thomas Bernhard, Arthur Schnitzler et Hugo von Hofmannsthal
Traduction Anne Pernas, Francesca Spinazzi / Panthea
Adaptation et mise en scène Julien Gosselin
Avec Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Zarah Kofler, Rosa Lembeck, Victoria Quesnel, Marie Rosa Tietjen, Maxence Vandevelde, Max Von Mechow
Scénographie Lisetta Buccellato
Dramaturgie Eddy d’Aranjo, Johanna Höhmann
Assistanat à la mise en scène Sarah Cohen, Max Pross
Musiques Guillaume Bachelé, Maxence Vandevelde
Lumières Nicolas Joubert
Vidéo Jérémie Bernaert, Pierre Martin Oriol
Son Julien Feryn
Costumes Caroline Tavernier, assistée de Marjolaine Mansot
Cadre vidéo Jérémie Bernaert, Baudouin Rencurel
Accessoires Lisetta Buccellato, David Ferré, Antoine Hespel, Yvonne Schulz, Carlotta Schuhmann
Etalonnage Laurent Ripoll

Production Si vous pouviez lécher mon cœur ; Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz
Coproduction Printemps des Comédiens, Montpellier ; Wiener Festwochen ; Le Phénix Scène Nationale de Valenciennes ; Festival d’Automne à Paris ; Festival d’Avignon ; Théâtre Nanterre-Amandiers ; Théâtre de la Ville, Paris ; Maison de la culture d’Amiens ; Théâtres de la ville de Luxembourg ; De Singel, Anvers
Avec l’aide du Ministère de la Culture
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National
Avec le soutien du Channel de Calais, de l’Odéon Théâtre de l’Europe et de l’Ecole du TNS

Julien Gosselin et Si vous pouviez lécher mon cœur sont artistes associés au pôle européen de création, le Phénix Scène Nationale de Valenciennes et au Théâtre Nanterre-Amandiers. Julien Gosselin est quant à lui artiste associé à la Volksbühne de Berlin.
Si vous pouviez lécher mon cœur est soutenue par le Ministère de la Culture et de la Communication – DRAC Hauts-de-France, la Région Hauts-de-France.

Thomas Bernhard est représenté par L’ARCHE – agence théâtrale.

Printemps des Comédiens, Montpellier
Domaine d’O – Théâtre Jean-Claude Carrière
du 2 au 4 juin 2023

Wiener Festwochen, Vienne
les 12 et 13 juin

Festival d’Avignon
Cour du Lycée Saint-Joseph
du 7 au 12 juillet, à 21h30

Volksbühne Berlin
les 7, 9, 10, 14 septembre, les 7, 8, 20, 21 octobre et les 5 et 6 janvier 2024

DE SINGEL, Anvers
les 10 et 11 novembre

Le Phénix, Scène nationale de Valenciennes, dans le cadre du Festival Next
le 18 novembre

Théâtre de la Ville, Paris
Du 29 novembre au 06 décembre 2023

Théâtres de la Ville de Luxembourg
les 23 et 24 mars 2024

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